VICENÇ BATALLA. Il y a des réalisateurs qui vieillissent ou mûrissent bien alors que d’autres stagnent. Dans la compétition officielle du Festival de Cannes, ces dernières heures, nous avons croisé deux films du premier type et un du second. L’Américain James Gray, 53 ans, est de ceux dont la carrière est lente mais solide et son autobiographique Armageddon Time, des années 1980, le prouve. Le vétéran réalisateur polonais Jerzy Skolimowski réalise, à 84 ans, une œuvre sidérale intitulée Hi-Han (Eo), à travers les yeux d’un âne. Pendant ce temps, le réalisateur français Arnaud Desplechin, 61 ans, continue de tourner en rond sans parvenir à rien avec Frère et sœur. À l’extérieur du Palais des Festivals, en revanche, à la Quinzaine des réalisateurs, Elena López Riera, espagnole d’Alicante, a présenté sa première fiction, El agua (L’Eau), un exemple prometteur de ses possibilités.
La carrière de Gray est curieuse pour les critiques des deux côtés de l’Atlantique. En Europe, il a toujours été tenu en plus haute estime ; il a même été membre du jury de Cannes. Aux États-Unis, en revanche, les journalistes ne l’ont pas toujours bien traité, même si, ces derniers temps, il est davantage considéré. Après ses deux dernières escapades en Amazonie (The Lost City of Z) et en Neptune (Ad Astra), le New-Yorkais revient dans son berceau du Queens et recrée ses obsessions paternelles-filiales de manière plus intime et concise dans Armageddon Time. Et, dans ce cas, le film devrait faire l’unanimité.
Gray, issu d’une famille juive russe, s’inspire de sa propre enfance dans ce vaste quartier de New York pour créer le personnage d’un garçon de onze ans, joué par Banks Repeta, qui entretient une relation conflictuelle avec ses parents, car il est un rêveur (un alter ego du cinéaste, quoique transformé en dessinateur). Ses points d’appui sont son grand-père (un Anthony Hopkins plus crédible que jamais) et un ami noir avec une famille encore plus dysfonctionnelle, joué par Jaylin Webb. Leur quotidien à la maison, à l’école et dans les rues de Manhattan entre la fin de l’ère disco et le début du hip hop a pour toile de fond l’élection qui a porté Ronald Reagan au pouvoir et, ainsi, le début d’un néolibéralisme ancré dans toutes les couches de la société quatre décennies plus tard. Un exemple en est la Kew-Forest School exclusive dans laquelle le protagoniste est envoyé pour l’éloigner de ses compagnies, jugées indésirables, et qui n’est autre que celle fondée par le père de Donald Trump et où, bien sûr, il a étudié.
Plus qu’une charge contre cette oligarchie trumpienne en devenir, le film est une psychanalyse de l’auteur lui-même et de sa mauvaise conscience d’avoir changé de classe, avec le reste de sa famille qui a caché ses origines, abandonnant d’autres minorités qui auront plus de mal à s’en sortir. Et c’est précisément cette vision naïve et spontanée du protagoniste qui permet le mieux de comprendre les tourments de l’adulte Gray et de cette Amérique qui recommençait à creuser les inégalités au nom de la sacro-sainte compétitivité. Un bon portrait du passé et du présent.
Le curieux film Eo de Skolimowski, qui n’avait pas tourné depuis sept ans, est un point de vue militant écologique, mais surtout panthéiste. La préoccupation ici concerne directement la destruction de la planète par l’homme. Mais au lieu de réaliser un film prévisible d’un point de vue anthropocentrique, le réalisateur polonais a décidé de se laisser porter par l’expérimentation et les yeux d’un âne nommé Hi-Han. Inspiré par le film de Robert Bresson de 1966, Au hasard Balthazar, que nous n’avons pas vu, Skolimowski nous transporte du cirque et de sa douce concierge à toutes sortes d’environnements polonais dans lesquels l’âne va observer avec curiosité, appréhension et incompréhension l’activité frénétique et souvent absurde des animaux à deux pattes. Sans presque aucun mot, avec les sons gutturaux de la bête et l’affichage visuel d’un voyage psychédélique à travers les terres, les rivières et les forêts, tout est dit sans qu’il soit nécessaire d’ajouter quoi que ce soit. Les ânes ne sont pas toujours ceux qu’ils semblent être. Et à la fin, dans une scène transposée en Italie, Isabelle Huppert apparaît pour rendre l’ensemble encore plus ironique.
Ce qui est incompréhensible, c’est que les critiques français continuent à protéger quelqu’un comme Arnaud Desplechin qui, et ce n’est pas agréable de le dire, continue à se regarder le nombril. Frère et sœur est sorti simultanément dans les salles du pays et, selon le site Allocine, les critiques lui donnent une note de 4,3 sur 5. Les téléspectateurs qui ont déjà vu le film font baisser significativement ce score à 2,5. D’ailleurs, lors de la projection de presse, les maigres applaudissements n’ont pas pu masquer le tollé général. Car la relation fraternelle jouée par Marion Cotillard et Melvil Poupaud est irritante, non pas tant parce que l’intention de Desplechin est de montrer l’amour-haine entre eux, mais à cause de sa vacuité. Le cinéma doit communiquer, avec des images et des mots, et ne pas être un objet théorique qui a besoin d’être expliqué.
Elena López et l’eau d’Orihuela
Pour tout ce que nous venons de dire, nous devons être reconnaissants de la fraîcheur et de la modestie bien comprise d’Elena López Riera, originaire de la ville d’Orihuela en Alicante, qui a emmené son premier film de fiction, El agua, à la Quinzaine des réalisateurs. Jusqu’à présent auteur de documentaires et de trois court-métrages qui ont été bien accueillis dans les festivals européens, son premier long-métrage trouve sa genèse dans sa résidence à la Cinéfondation de Cannes, avec la collaboration du critique de cinéma français Philippe Azoury sur le scénario et aussi devant l’écran. Le film reflète le microcosme d’un village de la Vega Baja del Segura du point de vue de ses adolescents et avec la mythologie des femmes qui sont emportées par l’eau lors des inondations.
Sa vertu est d’expliquer ces phénomènes catastrophiques avec un regard féminin, loin du regard typiquement masculin, en incluant des témoignages réels de cette légende comme lien avec sa tradition documentaire, complétée par des images de la dernière grande inondation de 1987. Mais surtout, l’incarner dans la jeune Ana de dix-sept ans (interprétée par Luna Pamíes, une actrice de son temps), qui vit entre l’insouciance de son âge, la découverte de ses sentiments et de sa sexualité et la croyance atavique dans ces tempêtes torrentielles où les femmes sont à la fois objets d’attraction et de tragédie. Et qui sont obligées de choisir et de prendre en main leur destin. Le travail avec un groupe d’adolescents, la récolte des fruits dans cette région par les hommes, la stigmatisation subie par trois générations de femmes seules (la mère et la grand-mère d’Ana, jouées par Barbara Lennie et Nieve de Medina) et la musique de l’époque, du Bad Gyal à la transe, confèrent une authenticité à cette première œuvre qui, bien qu’imparfaite, suscite une profonde émotion.
* Toutes les chroniques du Festival de Cannes 2022
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