Sean Baker et l’Amérique narcissique et toxique

DREW DANIELS | L'Américain Simon Rex, dans le rôle du protagoniste toxique de Red Rocket de Sean Baker
DREW DANIELS | L’Américain Simon Rex, dans le rôle du protagoniste toxique de Red Rocket de Sean Baker

VICENÇ BATALLA. Dans le sprint final du Festival de Cannes, on voit cinq films en compétition de cinq en cinq. Cela fait qu’on ne puisse pas avancer comme on le souhaiterait ; et ce n’est pas seulement une question de durée, car des scènes qui valent la peine s’alternent avec d’autres tout à fait dispensables. Cela dit, il faut souligner Red Rocket, de l’américain Sean Baker, qui continue de radiographier l’Amérique de l’arrière-plan, celle qui a rendu possible l’existence d’un président comme Donald Trump. De ce côté de l’Atlantique, en revanche, Jacques Audiard, soutenu par d’excellentes scénaristes femmes, ne nous a pas convaincu avec sa mise en scène parisienne multiculturelle de Les Olympiades. Et, bien qu’inégale, la cadette Julia Ducournau continue d’apporter un air frais au cinéma français avec ses histoires fantastiques et épidermiques, comme dans Titane. Sans abandonner son style, l’Iranien Asghar Farhadi revient dans son pays pour filmer dans Ghareman (Un héros) les mécanismes d’une société corrompue, sans toutefois aller au-delà, ni dans la forme ni dans le fond. Et un autre film de plus dans la compétition principale est A Feleségem Története (L’histoire de ma femme), de la réalisatrice hongroise Ildikó Enyedi, qui s’égare dans une production internationale d’époque.      

ARCHIVE | Le cinéaste américain Sean Baker
ARCHIVE | Le cinéaste américain Sean Baker

Le désormais quinquagénaire Sean Baker nous a tous surpris avec son frais The Florida Project (2017), avec un très sobre Willem Dafoe, qui jouait son rôle aux côtés d’un large ensemble de jeunes acteurs. En commençant par le personnage féminin de six ans dans cette cité populaire de la périphérie de Disney World. Un contraste fin et pertinent avec le rêve américain, à l’aube de la présidence de Donald Trump.

Baker revient maintenant avec Red Rocket, une histoire peut-être moins subtile et plus évidente, mais qui atteint largement son objectif sous la forme d’un drame comique. Le film se déroule également l’année de l’élection présidentielle entre Donald Trump et Hillary Clinton, une question qui reste sous-jacente, et les personnages sont des résidents d’une petite ville industrielle du Texas qui sont convaincus qu’à la télévision tout le monde a une vie meilleure. C’est en tout cas ce que veut croire le protagoniste (Simon Rex), qui revient d’une expérience d’artiste porno à Los Angeles. En fait, Rex a commencé sa carrière cinématographique en jouant dans des films pornographiques gays avant de travailler dans le circuit conventionnel.

Son rôle lui-même représente un condensé de tous les problèmes qui touchent un certain type de population masculine américaine, qui ne trouve un sens à sa vie que dans la poursuite du succès, l’exhibitionnisme des conquêtes féminines et l’inhibition lorsqu’il s’agit de prendre des responsabilités. La femme et la belle-mère (des actrices méconnues, mais qui transmettent un sens inégalé de la réalité), qui l’accueillent à nouveau malgré elles, en seront les victimes. Et une jeune fille mineure, la nouvelle conquête à mettre en avant, sera la prochaine à en payer le prix.

Bien qu’à la moitié du film les règles commencent à changer : la fille prend l’initiative du premier contact sexuel ; le commerce local de haschisch est géré par un matriarcat ; et à la maison, l’épouse et la belle-mère ne sont pas si naïves dans une fin qui dépeint le protagoniste dans une immaturité dont il n’est jamais sorti. Le scénario de Baker et Chris Bergoch, comme dans The Florida Project, ne devient pas une caricature et introduit à son tour de bonnes doses d’humour. Il ne faut pas être très perspicace pour voir dans le protagoniste un Trump narcissique et toxique. Pour l’instant, le film n’a pas encore de date de sortie dans les cinémas français, mais il est facile de penser que ce sera bientôt le cas.

Les corps mutants de Julia Ducournau

CAROLE BETHUEL | Agathe Rousselle, elle-même journaliste, dans le difficile rôle de la strip-teaseuse dans Titane de Julia Ducournau
CAROLE BETHUEL | Agathe Rousselle, elle-même journaliste, dans le difficile rôle de la strip-teaseuse dans Titane de Julia Ducournau

Dans le domaine du fantastique, l’émergence de Julia Ducournau sur la scène cinématographique française est une véritable découverte, même si certains pensent encore que ses contributions sont gratuites. Son premier long métrage, Grave (2017), a été une révélation pour son cannibalisme de corps féminins alimenté par leur adrénaline. Il a notamment remporté trois prix au festival catalan de Sitges.

Dans son deuxième long métrage, Titane, Ducournau peint une jeune fille dont le crâne a été implanté avec du titane lorsqu’elle était enfant, à la suite d’un accident de voiture, et qui, à l’âge adulte, est devenue une star du strip-tease dans les salons de tuning des alentours de Marseille. Le nouveau métabolisme de son corps fait d’elle une redoutable tueuse en série pour quiconque montre un signe d’approche affectueuse, car elle préfère avoir des relations sexuelles avec des voitures qui semblent détenir une vie propre. L’intrigue fait clairement penser à une suite de Crash (1996) de David Cronenberg, avec des éléments de Tarantino.

Mais le film décolle lorsque le contact s’établit entre ce personnage féminin, interprété dans un remarquable exercice de ductilité par Agathe Rousselle, mannequin et journaliste, et le vétéran Vincent Lindon, montré sous un angle jusque maintenant inédit. Le contact entre les deux, en tant que nouvelle forme de rapport filial, donne un sens au reste, aussi inhabituel qu’il puisse paraître et quelle que soit la part de licence dans le développement de l’histoire. L’expérience cinématographique dépasse la logique, et sa valeur réside dans son audace. En France, le film peut déjà être vu dans les salles de cinéma.

Jacques Audiard et le Chinetown parisien de ‘Les Olympiades’

SHANNA BESSON | Lucie Zhang et Makita Samba sur le toit de la zone industrielle parisienne dans le film Les Olympiades, de Jacques Audiard
SHANNA BESSON | Lucie Zhang et Makita Samba sur le toit de la zone industrielle parisienne dans le film Les Olympiades, de Jacques Audiard

De la rencontre entre Jacques Audiard, lauréat de la Palme d’or en 2015 pour Dheepan, et les brillantes scénaristes Céline Sciamma et Léa Mysius, on attendait une œuvre qui mettrait en valeur le meilleur des deux parties. Il était également curieux de savoir comment les bandes dessinées sentimentales du dessinateur américain d’origine orientale Adrian Tomine (dessinées en 2015 et publiées par Cornélius sous le titre Les intrus en 2016) avaient été transplantées dans la cité chinoise des Olympiades, dans le 13e arrondissement de Paris. Eh bien, le résultat est mitigé. On n’y retrouve ni la volonté toujours énergique d’Audiard de dépeindre les relations sociales, ni la touche toujours subtile des adolescents de Sciamma et Mysius. La première, couronnée par Portrait de la jeune fille en feu (2019), a présenté son film le plus sincère et le plus tendre, Petite maman, à la Berlinale en mars. La dernière a débuté avec le remarquable Ava (2017).

Mais Audiard, après le western crépusculaire Les Frères Sisters (2018), ne semble pas à l’aise avec ce registre de trios entre colocataires, étudiants universitaires, diversité raciale et mélange de genres proposé dans le film. Il tente de le faire en incorporant le noir et blanc de la bande dessinée à l’écran, et en introduisant des scènes musicales (la bande-son est signée par le compositeur électronique Rone), mais l’ensemble n’arrive pas à prendre forme et les histoires entremêlées manquent de vie. Même quand la chanteuse queer Jehnny Beth intervient en tant que streamer sexuelle. Et dans le triangle amoureux composé des célèbres Noémi Merlant et Makita Samba, et de la plus inconnue Lucie Zhang, c’est cette dernière qui tient le mieux la route grâce à son allure naturelle et sa désinhibition. Le film sortira en France le 3 novembre.

‘L’héros’ de Farhadi et l’histoire d’èpoque de Enyedi

AMIR HOSSEIN SHOJAOI | Amir Jadidi et son fils, dans le film Un héros de l'Iranien Asghar Farhadi
AMIR HOSSEIN SHOJAOI | Amir Jadidi et son fils, dans le film Un héros de l’Iranien Asghar Farhadi

Après son incursion dans le cinéma espagnol avec Everybody knows (2018), avec Penélope Cruz, Javier Bardem et Ricardo Darín, également en compétition à Cannes, l’Iranien Asghar Farhadi est revenu dans son pays pour tourner Un héros. Spécialisé dans les films de mœurs, il semble que quand il tourne dans son pays natal tout devient plus naturel et avéré. Dans ce cas, le héros est un jeune homme qui sort de prison en permission ; il avait été condamné pour ne pas avoir payé une dette. Dès lors, une série de circonstances vont l’empêcher de se racheter malgré une bonne action. En toile de fond, l’histoire aborde la question de l’absence de moralité dans une société comme celle de l’Iran, dominée par un patriarcat théocratique et une fonction publique accommodée à ce régime corrompu.

Ce n’est pas que le récit manque de rythme, ou que ce qui est dénoncé n’est pas vrai et ne nous aide pas à connaître un peu mieux de l’intérieur un pays aussi complexe que l’Iran. Le problème est que le dispositif semble parfois trop orchestré pour nous mener au dénouement final, il y a une dramatisation excessive et on se demande si, finalement, le réalisateur iranien ne fait que titiller le régime, alors que d’autres cinéastes ont dû quitter l’Iran ou sont interdits de tournage parce qu’ils sont beaucoup plus directs. En effet, Farhadi n’a pas encore réussi à faire mieux que son film oscarisé Une séparation (2011). Le nouveau sortira dans les cinémas français le 22 décembre.

Enfin, il est dommage qu’une cinéaste chevronnée comme la Hongroise Ildikó Enyedi, qui a remporté l’Ours d’or à Berlin en 2017 pour l’excellent Corps et âme, se soit laissée entraîner par un film d’époque aussi fade que L’histoire de ma femme. Le long-métrage est une adaptation du roman du même titre de Milan Füst, publié en 1942. C’est l’histoire d’un capitaine de navire flamand (le Néerlandais Gijs Näber) qui, dans les années 1920, épouse une jeune de la haute société parisienne (Léa Seydoux, dans le deuxième de ses trois rôles en compétition). Le résultat est presque trois heures avec des personnages désincarnés, dans lesquelles aucune tension réelle n’est produite et dans lesquelles l’anglais a remplacé l’authenticité de l’hongrois du Corps et âme.

* Toutes les chroniques du Festival de Cannes 2021  

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