Une belle et une bête dans l’opéra pop ‘Annette’ de Leos Carax

CG CINÉMA INTERNATIONAL | Les participants dans le film <em>Annette</em>, avec les acteurs Simon Helberg, Marion Cotillard et Adam Driver, Russell et Ron Mael des Sparks derrière, chanteurs du film et le directeur Leos Carax, au fond avec sa casquette accompagné de sa fille, dans la scène d'ouverture
CG CINÉMA INTERNATIONAL | Les participants dans le film Annette, avec les acteurs Simon Helberg, Marion Cotillard et Adam Driver, Russell et Ron Mael des Sparks derrière, chanteurs du film et le directeur Leos Carax, au fond avec sa casquette accompagné de sa fille, dans la scène d’ouverture

VICENÇ BATALLA. Comme l’écrivent et composent les Sparks dans l’ouverture d’Annette, le Festival de Cannes 2021 le plus pantagruélique en termes d’accumulation de films après une année blanche a donné le coup d’envoi de la compétition en plein mois de juillet avec cette opéra pop filmé avec l’énergie et l’esprit habituels de Leos Carax. Marion Cotillard est la belle et Adam Drive est la bête, et entre les deux se trouve cette fille, objet non identifié, Annette, dans une parabole située à Los Angeles sur la célébrité dans le monde artistique des temps modernes, officiée comme une opéra dans laquelle les personnages tombent amoureux, chantent et s’autodétruisent grâce à la musique iconoclaste des frères Ron et Russell Mael. Un autre défi surmonté par l’enfant terrible Carax, qui bénéficie aujourd’hui de la reconnaissance publique. L’ouverture du festival s’est également déroulée en présence de l’Américaine Jodie Foster, qui a reçu de Pedro Almodóvar la Palme d’or d’honneur pour sa carrière, et du dernier lauréat du prix à Cannes en 2019, le sud-coréen Bon Jong-hoo.

La rencontre entre Leos Carax, qui en 2012 renaissait pour les critiques et les spectateurs avec le brillant Holy Motors, également présenté à Cannes (avec à nouveau un Denis Lavant prodige de la métamorphose), et le groupe californien historique des Sparks remonte à 2013. Depuis lors, les deux parties ont fait naître cette comédie musicale, qui tient plus de l’opéra de rêve filmé que de la chorégraphie cinématographique classique, plus des éléments magiques du cinéma muet que de la scénographie réaliste, plus de La Belle et la Bête (1946) de Jean Cocteau que du récent La La Land (2016) de Damien Chazelle.

Dans Holy Motors, Carax avait déjà utilisé, en fan inconditionnel qu’il est, une chanson de Sparks et introduit à la fin du film une merveilleuse scène musicale avec Kilye Minogue dans un grand magasin Lafayette fantomatique en rénovation. Les frères Mael lui ont envoyé cette proposition et, dans un premier temps, le réalisateur l’a rejetée car le scénario et les chansons lui rappelaient trop le suicide de sa compagne, l’actrice Katerina Gouleba (Pola X, 1999), et il a pensé que cela pourrait être contre-productif pour sa fille, qui avait neuf ans en 2013. Et ce n’est pas faute de vouloir réaliser des films musicaux si l’on se souvient du mémorable travelling de Denis Lavant dans Mauvais sang (1986) au rythme de Modern Love de David Bowie. En cours de route, il a laissé derrière lui des projets avec le maître Michel Legrand et l’inclassable Scott Walker.

LEs Sparks, Adam Drive et Marion Cotillard

CG CINÉMA INTERNATIONAL | Le baiser d’ouverture d'Adam Driver et Marion Cotillard dans Annette, le premier film en compétition au Festival de Cannes 2021
CG CINÉMA INTERNATIONAL | Le baiser d’ouverture d’Adam Driver et Marion Cotillard dans Annette, le premier film en compétition au Festival de Cannes 2021

Les Sparks, qui ont sorti leur premier album en 1971 et ont eu une carrière plutôt discrète pour le grand public, mais pleine de fans illustres, allant de Joy Divison et Pet Shop Boys aux Rita Mitsouko et Franz Ferdinand, avec plus de reconnaissance en Europe qu’aux États-Unis, ont aussi vu certains de leurs projets, avec Jacques Tati et Tim Burton, ne pas aboutir. Finalement, après sept ans de va-et-vient, les étoiles se sont alignées pour trouver le financement nécessaire avec Driver et Cotillard dans les rôles principaux. Lui est un acteur caméléon (de la série télévisée Girls au cinéma d’auteur, en passant par le rôle de Kylo Rain dans Star Wars) ; elle démontre son caractère aux multiples facettes (comme une autre Juliette Binoche dans le mythique Les Amants du Pont-Neuf, 1991), jouant des scènes musicales, y compris celles d’opéra. En fait, tous deux chantent en direct dans un film qui est pratiquement à quatre-vingt-dix pour cent musical. Le troisième en discorde est le directeur de l’opéra, joué par Simon Helberg.

DAVID BACHAR | Le réalisateur français Leos Carax, avec une courte mais sélecte filmographie des six films
DAVID BACHAR | Le réalisateur français Leos Carax, avec une courte mais sélecte filmographie des six films

Le signal de départ du film est donné par Carax lui-même en tant qu’ingénieur d’un studio où les Sparks enregistrent des chansons avec les acteurs, puis ils sortent tous dans la rue, accompagnés de la fille de Carax. C’est le début de cet opéra kitsch qui révèle le malaise d’un monde de vanités, recourant souvent à une esthétique hyperréaliste, dont le réalisateur français tire toujours des résultats surprenants. Nous, les spectateurs, assistons à l’opéra ou aux théâtres où Henry McHenry/Driver met en scène ses monologues caustiques, tout comme les spectateurs eux-mêmes dans le film, devenant à leur tour, avec leurs réponses, des personnages.

Puis, le film commence à dériver progressivement vers une zone inconfortable, jusqu’à devenir une réflexion sur la toxicité des relations en pleine ère MeToo de dénonciation des abus masculins. Bien que la profession soit, en général, celle qui s’en sorte le pire et, par ricochet, le film révèle les conséquences qu’elle a sur les enfants. Le monologuiste Henry est incapable d’abandonner son cynisme, et Anne Desfranoux/Cotillard ne cesse de mourir sur scène avec ses arias, que ce soit dans le rôle de Madame Butterfly ou de La dame aux camélias.

Une Palme d’honneur à Jodie Foster, des mains d’Almodóvar

ARCHIVE | Le nouvel auditorium de la Cineteca de Madrid, présent dans le documentaire The Story of Film : A New Generation, de Mark Cousins
ARCHIVE | Le nouvel auditorium de la Cineteca de Madrid, présent dans le documentaire The Story of Film: A New Generation, de Mark Cousins

L’équipe d’Annette au complet a été la première à fouler le tapis rouge (où il est permis de monter sans masque jusqu’à l’entrée du Grand Théâtre Lumière) d’un festival disposant de toute la logistique nécessaire pour effectuer des tests antigènes et PCR, nasaux et salivaires, afin d’éviter le retour sur le devant de la scène du Covid, maladie qui a contraint à l’annulation l’an dernier.

Une fois dans l’auditorium, Driver était assis à côté de l’actrice et cinéaste Jodie Foster. Mais lui, comme c’est son habitude depuis des années, a quitté l’auditorium avant le début de la projection. Il ne voit jamais les films auxquels il participe car il dit se sentir ridicule lorsqu’il se voit à l’écran. Quoi qu’il en soit, Foster a prononcé un discours dans un français impeccable pour remercier la Palme d’or d’honneur à sa carrière ; elle a présenté sa compagne Alexandra, qui était aussi dans la salle ; et elle a reçu le prix des mains de Pedro Almodóvar, qui, film ou pas, est présent presque chaque année sur la Croisette. Pour couronner le tout, le cinéaste Bong Jong-hoo a fait le déplacement depuis la Corée du Sud pour assister à la cérémonie, comme un lien avec le monde pré-pandémique pour être le dernier à avoir remporté la Palme d’or en 2019 avec Parasites.

En effet, l’acteur principal de Parasites, Song Kang-ho, est membre du jury qui décernera la Palme d’or 2021, présidé par le cinéaste américain Spike Lee (qui devait déjà l’être l’an dernier). Le jury comprend également les cinéastes franco-sénégalaise Mati Diop et la réalisatrice autrichienne Jessica Hausner, le réalisateur brésilien Kleber Mendonça Filho, les actrices américaine Maggie Gyllenhaal et française Mélanie Laurent, l’acteur français Tahar Rahim et la compositrice et chanteuse québécoise Mylène Farmer.

En préambule aux journalistes, qui semblent cette année avoir été moins nombreux compte tenu des circonstances, a été projeté le documentaire de près de trois heures The Story Film : A New Generation, qui couronne le colossal projet de quinze heures d’histoire du cinéma en fragments du cinéaste britannique Mark Cousins. Cet épilogue fait le lien avec le cinéma en temps de pandémie et, comme résumé du meilleur du XXIe siècle, Holy Motors de Carax y figure à juste titre.

* Toutes les chroniques du Festival de Cannes 2021

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