ABEL CUTILLAS. L’histoire ne s’arrête jamais, elle touche toujours à sa fin et c’est la faute des historiens. La fonction de l’histoire est de nous garder connectés au passé, et celle des historiens de la ramener au présent, de la resserrer : de tendre le fil, pas au sens aimable habituel. De temps en temps, l’équilibre des pouvoirs est rompu, puis le sol bouge et nous nous blessons. Un symptôme des périodes de crise est le sentiment que le présent s’accélère, c’est-à-dire qu’il devient immédiatement le passé, sous nos yeux, et que nous nous y engouffrons. Nous semblons être dans un de ces moments où la tragédie se transforme en comédie, et vice versa, en un instant, raccourcissant les tempos de Marx.
À mon avis, Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri ont fait un livre, Barbarossa 1941. La guerre absolue (Passés composés, 2019/Le livre de poche, 2021), qui transforme tous les ouvrages sur la Seconde Guerre mondiale et celui de l’épisode Barbarossa* écrits jusqu’à présent en antiquités. Je l’ai expliqué dans un autre article au site Casablanca.
Et pas seulement les œuvres d’histoire. Parce que la Seconde Guerre mondiale est l’événement central, l’événement qui détermine le XXe siècle à tous points de vue, politique, philosophique, moral, etc., et le livre fait immédiatement de nous tous, citoyens du monde du XXe siècle, des orphelins, des ignorants, des individus sans passé, des personnages d’un mauvais roman.
Avec cette idée en tête et une pâtisserie à la vanille, je me suis présenté dans la maison d’Otkhmezuri à Paris. Le Géorgien avait lu l’article sur Barbarossa, m’a écrit et m’a invité à déjeuner chez lui. Il s’est aussi invité Philippe Torrens, correcteur du livre, qui, comme son nom l’indique, a des ancêtres catalans. Il m’a semblé signe d’une grande générosité intellectuelle non seulement qu’il m’ait écrit pour commenter l’article, mais qu’il m’ait accueilli et consacré une partie de son temps à moi. Dans mon pays, ces choses n’arrivent généralement pas. C’est un historien important et je suis un nouveau venu dans la ville. C’est une agréable surprise de voir qu’il peut y avoir une vie intellectuelle pour elle-même, sans arrière-pensées.
L’archive soviétique, Staline et la Guerra d’Espagne
La conversation a tourné autour de divers sujets, certains liés à l’histoire, d’autres moins. En tant que spécialiste de l’histoire militaire, elle est venu la question de la Guerre d’Espagne (1936-1939), qui d’un point de vue militaire est évidemment une guerre prolongée pour exterminer le contraire. J’ai expliqué que l’historiographie espagnole ne peut pas accepter cette vérité, préférant le discours convenu de la résistance, car sinon elle devait accepter qu’il s’agit fondamentalement d’une guerre coloniale et de conquête de la Catalogne. Il suffit de regarder les cartes, et le XXe siècle espagnol s’effondrerait aussi. C’est curieux le pouvoir qu’a l’histoire en tant que discipline, capable tantôt de ralentir le temps, tantôt de l’accélérer, de nous condamner à vivre dans un temps fossilisé et en même temps de nous en libérer, mais il faut bien sûr de la volonté des historiens et qui ne vivent pas dans et du passé, ce qui n’est pas abondant.
Le dîner a été très agréable. Dans son jardin, il préparait des plats typiques de son terroir, avec des noms que je suis incapable de reproduire. Il n’a pas mangé. Il ne déjeune jamais. Après le repas et le vin, nous sommes rentrés à la maison et il m’a montré sa bibliothèque. Lorsque vous trouvez des coïncidences entre vos propres livres et ceux de la bibliothèque de l’autre, c’est comme si vous trouviez des ponts pour traverser les rivières et vous êtes heureux, bien sûr. Tony Judt, son indispensable Postwar, Volker Ullrich, qui a écrit la meilleure biographie d’Hitler qui soit, et ainsi de suite. Il m’a montré les volumes qu’il possède de toute la documentation des archives soviétiques et un volume spécifique contenant les ordres de Staline liés à la Guerre d’Espagne, avec une reproduction du Guernica de Picasso sur la couverture. Jamais une œuvre de propagande ne m’a semblé aussi bien utilisée comme contre-propagande définitive. C’est un volume que les historiens, et surtout les hommes politiques de la gauche espagnole, je pense qu’ils préféreraient ne pas voir exister, et ceux de la gauche catalane cela va sans dire. Pour l’instant, ils ont la chance de ne pouvoir le consulter qu’en russe, et de pouvoir dire qu’ils ne le comprennent pas. La bénédiction de Staline à la fondation du PSUC (le Parti communiste catalan) doit y apparaître, je suppose. Et je dirais que cette partie de l’histoire vaut mieux de ne pas être trop connue et qu’elle soit archivée, au contraire le vingtième siècle en Catalogne s’effondrerait aussi. Tout le monde a tellement de morts dans le placard que, à un certain moment, il a été convenu d’oublier où se trouvait la clé de la porte. Ce sont les lois de la mémoire historique.
‘Le syndrome Hannah Arendt’
Otkhmezuri a corrigé mon opinion sur certains livres et auteurs que je tenais en haute estime, en m’expliquant leurs défauts, et il m’a découvert de nouveaux auteurs, évidemment. Ce à quoi servent les bibliothèques des autres et les bons professeurs. Nous nous sommes mis d’accord sur autre chose, la dérive moralisatrice et intellectuellement ratée de quelques historiens de premier plan devenus penseurs et conférenciers, qui abandonnent la sécurité de leur discipline et, peut-être pour obtenir plus de temps à la télévision, par vanité, ils s’engagent sur le terrain étouffant des spéculations, des hypothèses et des histoires grandioses, devenant diminués, discrédités et ridiculisés par les événements. Je ne citerai pas de noms car je ne sais pas si nous serions d’accord avec Otkhmezuri ici, je suppose que chacun pensait à la sienne. Les miens sont les derniers Judt, Ian Kershaw et Timothy Snyder, que je n’ai pas encore lu. Ils semblent avoir été pris par le syndrome d’Hannah Arendt : inventer l’histoire pour la faire coïncider avec l’histoire précuite, comme l’a démontré David Cesarani dans les études sur Eichmann et l’Holocauste. J’ai déjà fait des commentaires à ce sujet dans l’article cité et nous pouvons l’appeler The Arendt syndrome à partir de maintenant, voyons si nous en faisons une marque.
J’ai été frappé par le fait que Otkhmezuri ignorait l’œuvre de Cesarani, car elle confirme l’une des thèses de base de Barbarossa, à savoir l’interrelation absolue entre la dynamique militaire sur le front oriental et la Shoah, ce que les philosophes, les poètes de merde et les professeurs d’esthétique qui consacrent leurs spéculations au sujet, je ne pense même pas qu’ils puissent le comprendre. The Arendt syndrome dans sa variante la plus contagieuse.
Considérant que je devais apporter quelque chose à la réunion, à part le gâteau à la vanille, et comme je n’ai que moi-même car je suis arrivé nu dans la ville, j’ai poursuivi mes monologues, pendant le dîner, devant les étagères et puis le salon, pendant que nous buvions un café. Otkhmezuri et Torrens m’ont écouté avec patience et compréhension, réagissant physiquement pour ou contre mes exposés, toujours avec la politesse française la plus correcte. Comme s’il s’agissait d’un casting, et moi d’un acteur demandant un rôle, j’ai récité mes thèmes habituels auxquels Barbarossa donne, à mon avis, une nouvelle dimension et une preuve factuelle, dans la mesure qu’un livre peut devenir une preuve et l’histoire peut devenir factuelle.
Déplacement vers le front de l’Est et la Shoah
Barbarossa prouve que l’historiographie du XXe siècle est une fantaisie intellectuelle. À un moment donné, les auteurs affirment que les livres écrits jusqu’à présent sur le front oriental, qui est le sujet de Barbarossa, ont été rédigés sans consulter les archives russes. En d’autres termes : littérature. De plus, Barbarossa montre que des philosophes ont spéculé sur la Shoah sans connaître les événements historiques (The Arendt syndrome). Ce n’est pas ce que disent les auteurs, c’est moi qui le dis, et c’est évident à la lecture du livre. Encore de la littérature.
Barbarossa montre que la guerre, la vraie guerre, la guerre absolue, car c’est le sous-titre du livre, s’est déroulée dans un théâtre différent et non dans les scènes cinématographiques habituelles, et donc le point de vue est déplacé, c’est un décor prêt pour plaire au public. Encore de la littérature, avec maintenant adaptation au grand écran incluse. Enfin, Barbarossa montre que l’histoire intellectuelle du XXe siècle s’est trompée elle-même, la thèse fondamentale de mon dernier livre jusqu’à présent (Desànim de lucre. Crítica de la ideologia cultural, en catalan) et c’est probablement en raison d’un principe d’égoïsme que j’ai trouvé dans l’étude de Lopez et Otkhmezuri une confirmation a posteriori de ma pensée. Désolé pour la propagande, mais ce serait hypocrite si je ne le faisais pas, et je n’ai que moi-même.
Barbarossa est un symptôme, un de plus, de la fin de l’histoire, de la fin d’une type d’histoire, mais pas seulement, comme je l’ai dit au début. C’est la fin de tout un système d’idées qui affectent la politique, la morale, la philosophie, l’art, la presse, etc., notre monde d’hier, dans lequel nous vivons encore. Si le centre bouge, la périphérie change et l’ensemble est déséquilibré, et le centre a été déplacé vers l’Est grâce à ce livre. Tout va bouger. Nous apprendrons à penser différemment. Nous le faisons déjà. C’est ce que j’ai essayé d’expliquer à l’historien sur l’importance de son livre et de son travail pendant que nous déjeunions. Je ne sais pas si je l’ai complètement convaincu. Il n’a pas goûté le gâteau à la vanille.
* L’Opération Barbarossa est le nom de code donné par l’Allemagne nazi à l’invasion de l’Union Soviétique le 22 juin 1941 et qui s’arrête le 5 décembre de la même année face à la résistance soviétique
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