VICENÇ BATALLA. En une cérémonie à huis clos depuis le Théâtre d’Angoulême, et une scénographie de studio de télévision transmise sur le site de France Inter, le Fauve d’or 2021 a été remporté par L’Accident de chasse (Sonatine), un tour de force de 450 pages sur l’Amérique sombre au milieu du dernier siècle mais aussi la rédemption par la littérature écrit par David L. Carlson et dessiné par Landis Blair. Cette histoire publiée originalement aux Etats-Unis en 2017 (The hunting accident) a couronné une remise de prix qui couvre le trou laissé par le report au mois de juin et, finalement, annulé du Festival d’Angoulême avec du public et des expositions à cause des restrictions du Covid. Parmi les 44 titres de la sélection officielle, les paris allaient plutôt pour Rusty Brown (Delcourt), de Chris Ware, Kent State, quatre morts dans l’Ohio (Ça Et Là), de Derk Barckderf, ou l’archi-primé Peau d’homme (Glénat), de Hubert et Zanzim.
Les gagnants français, présents ou à distance à travers des écrans, ont profité pour réclamer un meilleur traitement et conditions de la part du gouvernement et les responsables de la filière de l’édition sous la menace de boycotter le rendez-vous de juin. Le jury présidé par le scénariste et historien de la bande dessinée Benoît Peeters, en tout cas, a été courageux dans ses choix. Le Fauve spécial du jury a primé la parodie d’un super-héros LGBT Dragman (Denoël Graphic), du britannique Steven Appleby, collaborateur de The Guardian. Les Fauves de l’audace et de la révélation ont été pour les françaises moins connues Gabrielle Piquet (La Mécanique du sage, Atrabile) et Maurane Mazars (Tanz !, Le Lombard).
Le québécois Michel Rabagliati a fini pour obtenir le Fauve de la série dans sa dixième déclinaison du même personnage avec Paul à la maison (La Pastèque). Le Prix du public a récompensé la biographie livre Anaïs Nin : sur la mer des mensonges (Casterman), de la suisse Léonie Bischoff. Et le Prix Goscinny à la carrière d’un scénariste a été pour la française Loo Hui Phang, que l’année dernière a publié avec Hugues Micol Black-out (Futuropolis), une histoire figurée sur le racisme aux origines de Hollywood, et qui en 2016 nous avait déjà surpris avec L’Odeur des garçons affamés et les origines meurtrières des États-Unis avec les indiens dessiné par Frederik Peeters.
Une entreprise colossale a été celle de l’éditeur Monsieur Toussaint Louverture de réunir en trois tomes de 1.500 pages l’oeuvre du graveur sur bois Lynd Ward qui à partir les années vingt du XX siècle avait illustré avec cette technique la brutalité du capitalisme dans des romans sans mot. Le résultat est L’Éclaireur. Récits gravés, avec une postface d’Art Spiegelman, et qui a emporté le Fauve du patrimoine.
Ward était de Chicago, comme les Fauve d’or David L. Carlson et Landis Blair. Ces deux ont puisé sur une histoire vraie du père d’un ami du scénariste, Matt Rizzo, qui est devenu aveugle et avait fait de la prison dans les années trente et quarante avec un célèbre tueur, Nathan Leopold (qui a inspiré Hitchcock pour La Corde). La relation du fils de Matt Rizzo avec son père, avec des scènes interposés ou apparaissent des images de l’Enfer de Dante dans la bibliothèque carcéral, en font un récit en noir et blanc qui explore l’âme tourmentée américaine.
Une progression de ventes de bd en 2020 grâce aux mangas
Cette première partie du Festival d’Angoulême 2021 voulait donner visibilité à une production des bandes dessinées qui, malgré les confinements pour le Covid l’année écoulée, a continué à tenir bon et a même progressé en ventes. Selon l’étude annuelle de l’Institut GfK, en France le secteur a atteint en 2020 un record en ventes de 53,1 millions d’exemplaires. Soit, une augmentation de 9 % par rapport à l’année précédente quand le secteur du livre dans son ensemble a reculé de 3 %.
En fait, la proportion des bandes dessinées sur le total continue en hausse et signifie déjà 18 %, presque un de chaque cinq livres vendus. Et le profil des acheteurs continue de se rajeunir parce que le 65 % a moins de trente ans. Un phénomène qui s’explique par le boom des mangas qui représentent déjà 42 % de toutes les bandes dessinées.
Même si les classiques continuent à monopoliser les titres dans les listes : les nouvelles aventures de Lucky Luke, Un cow-boy dans le coton (Jul/Achdé, Dargaud), à côté du cinquième chapitre de L’Arabe du futur (Allary Éditions), l’autobiographie de jeunesse de Riad Sattouf, ont dépassé les 200.000 exemplaires.
L’appel au boycott en juin du collectif Autrices Auteurs en action !
L’étude montre un chiffre d’affaires de 590 millions d’euros, en augmentation de 6 %. Un telle bonne santé, néanmoins, ne profite pas à la plupart des auteurs et autrices. Les problèmes qu’avait pointés, avec leurs 23 recommandations pour s’en sortir, le rapport Racine au Festival d’Angoulême 2020 n’ont pas été abordés par le gouvernement tel le président Emmanuel Macron s’y était engagé en visite pendant le festival. Pour cette raison, le collectif Autrices Auteurs en action ! (AAA) a appelé au boycott du festival physique en juin s’il n’y a pas des solutions concrètes. Cet appel a été signé, pour l’instant, par plus de 700 scénaristes et dessinateurs et dessinatrices.
La grande discussion c’est le partage de gains dans la chaîne du livre dominé par le puissant Syndicat national de l’édition. Le patronat du livre est contre imposer une rémunération minimum aux auteurs sur le prix de vente de chaque livre. Or le collectif AAA rappelle que la moitié d’eux gagne toujours moins que le salaire minimum. “Si l’année 2020 a été tragiquement pourrie par le Covid, ce dernier n’aura finalement fait qu’agir comme un révélateur social, une loupe grossissante de rapports de force et de maux qui lui préexistaient”, lit-on dans la tribune appelant au boycott.
La malaise entre les créateurs a une autre preuve dans la démission, fin octobre, de Florence Cestac, Catherine Meurisse, Régis Loisel et Jul de leurs fonctions de parrains de l’Année de la BD instauré par le gouvernement en dénonçant “une mascarade vide de son sens”. Il n’y manquait que la polémique des expos temporaires entre décembre et janvier dans une quarantaine des gares françaises des bd finalistes du Fauve d’or dans une opération organisée par le festival et la SNCF. Auteurs et autrices n’y étaient pas rémunérés.
L’exposition d’Emmanuel Guibert, Grand Prix d’Angoulême 2020
Le délégué général du festival et de l’entreprise 9eArt+, Franck Bondoux, se défend de cette critique dans les pages du journal Libération : “avec cette opération de médiation culturelle, on tente de faire vivre un événement en janvier, mais sans revenus de billetterie ou des stands”. En tout cas, dans la cérémonie des Fauve d’or ont été aussi absents les deux primés en 2020 du prix scénario Goscinny, Gwen de Bonneval et Fabien Vehlmann (Le Dernier Atlas), qui en plus renoncent à l’exposition à laquelle ils avaient droit.
La tâche des nouveaux directeurs artistiques, Sonia Deschamps et Frédéric Felder, qui remplacent Stéphane Beaujean aux manœuvres depuis 2017, n’est donc pas facile. En plus parce que cette direction devait se compléter avec Stéphane Ferrand, chargé du pôle manga, mais qui finalement n’est pas resté.
Il y avait quand même une première exposition prête, celle d’Emmanuel Guibert en bonne compagnie, dédiée au Grand Prix 2020 et qui devait s’ouvrir au Musée d’Angoulême le 30 janvier, mais les restrictions sanitaires du Gouvernement l’ont empêché. Guibert, auteur et scénariste versatile, l’a dédoublée en deux parties : Herborisons, avec trente carnets d’oeuvres picturales par rapport à la nature ; et Fraternisons, avec la découverte d’oeuvres de plus d’une dizaine d’artistes amis pas connus du grand public. L’exposition était prévue jusqu’au 27 juin quand on devra connaître quand même le Grand Prix d’Angoulême 2021, même si cette année il n’y a pas de festival avec du public.
Et le Grand Prix d’Angoulême 2021, finalement, a été attribué à l’américain Chris Ware (Omaha, 1967). Après avoir été plusieurs fois finaliste, cette année le vote de ses collègues de profession revient à un de plus notables représentants, si n’est le principal, de la bande dessinée moderne. Il s’est imposé face aux auteures françaises Pénélope Bagieu et Catherine Meurisse et sera, donc, le président d’honneur dans un festival 2022 qu’on espère déjà normalisé. Ware a écrit une émouvante lettre de remerciement en apprenant la concession du prix.
PALMARÈS DU FESTIVAL D’ANGOULÊME 2021
Fauve d’or : L’Accident de chasse (The hunting accident), de David L. Carlson et Landis Blair (Sonatine)
Fauve spécial du jury : Dragman, de Steven Appleby (Denoël Graphic)
Fauve de l’audace : La Mécanique du sage, de Gabrielle Piquet (Atrabile)
Fauve révélation : Tanz !, de Maurane Mazars (Le Lombard)
Fauve de la série : Paul à la maison (dixième de la série), de Michel Rabagliati (La Pastèque)
Fauve polar : Gost 111, de Mark Eacersall, Henri Scala et Marion Mousse (Glénat)
Fauve du patrimoine : L’Éclaireur. Récits gravés, de Lynd Ward (Monsieur Toussaint Louverturede)
Fauve prix du public : Anaïs Nin : sur la mer des mensonges, de Léonie Bischoff (Casterman)
Fauve des lycéens : Peau d’homme, d’Hubert et Zanzim (Glénat)
Fauve BD jeunesse 12/16 ans : Middlewest T.1, de Skottie Young et Jorge Corona (Urban Comics)
Fauve BD jeunesse 8/12 ans : Le Club des amis, de Sophie Guerrive (Éditions 2021)
Fauve BD alternative : The Thick book of KUTI (KUTIKUT, Finlande)
Prix Goscinny (à la carrière d’un/e scénariste) : Loo Hui Phang / Dernière ouvrage : Black-out, avec Hugues Micol (Futuropolis)
Prix Konishi (meilleure traduction manga) : Miyako Slocombe, pour Tokyo Tarareba girls, d’Akiko Higashimura (Le Lézard Noir)
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