Santiago H. Amigorena : “La douleur et le silence de mon grand-père sont les miens”

VICENÇ BATALLA | L'écrivain Santiago H. Amigorena, à la Fête du Livre de Bron en février
VICENÇ BATALLA | L’écrivain Santiago H. Amigorena, à la Fête du Livre de Bron en février

VICENÇ BATALLA. Il a fallu attendre Le Ghetto intérieur (P.O.L., 2019), finaliste du Prix Goncourt, pour attirer un peu plus l’attention sur l’écrivain après des années d’une oeuvre personnelle plutôt confidentielle. Santiago H. Amigorena (né à Buenos Aires en 1962) a d’abord gagné sa vie notamment comme scénariste de cinéma, aux côtés de réalisateurs comme Cédric Klaplish, même si, lui aussi, s’est essayé à l’exercice. Exilé en France avec ses parents argentins à cause de la dictature quand il n’avait que onze ans, sa vie et son identité sont restées pour toujours partagées entre ces racines sud-américaines et sa formation littéraire française. Un exil comme un voyage de retour de sa famille juive originaire d’Europe de l’Est, qui l’a porté à imaginer quelle avait été la raison de la culpabilité et le silence de son grand-père Vicente Rosenberg qui, arrivé en Argentine en 1928, avait laissé derrière lui sa mère et son frère à Varsovie, et qu’il ne revît jamais, éliminés par les nazis. C’est ce silence qui forme ce ghetto intérieur, dans lequel se projette Amigorena en croisant ces deux exils.

Et c’est son cousin cinq ans plus âgé Martín Caparrós, écrivain à son tour et grand voyageur entre Buenos Aires et Madrid, qui a fait la traduction en espagnol, et qui sera publiée en juin par Random House (et en catalan par Edicions 62). La boucle est bouclée, mais pas la littérature d’une famille qui se nourrit de ces allers-retours qui n’ont jamais cessé. À la Fête du Livre de Bron, près de Lyon, en compagnie de l’aragonais Manuel Vilas (Ordesa, Prix Femina étranger 2019), nous avons pu parler avec Amigorena entre deux signatures. Un entretien réalisé en français parce que, même si le caractère hispanique nous rapproche, c’est la langue littéraire de cet homme qui essaie de se taire par les mots.

Il ne devait pas être facile de se mettre dans la peau de ton grand-père ? C’était douloureux ?

“Ce n’était pas une écriture douloureuse. C’était peut-être moins douloureux que d’autres livres parce qu’il y a plus de fiction. J’ai connu assez peu mon grand-père, il est mort quand j’avais sept ans. J’ai eu plutôt du plaisir à travailler plus avec de l’imagination que de souvenirs. Dans le livre, il y a tous ces moyens qu’on utilise d’une façon classique pour faire de la fiction : les personnages, les dialogues… Ça n’a pas été difficile. Après, la douleur et le silence de mon grand-père, c’est évidemment mon silence à moi, celui dont je parle. Le rapport au langage, la difficulté de faire sortir des mots appelle à une douleur qui m’est propre et, en même temps, qui est une douleur sur laquelle je travaille depuis très, très longtemps”.

ARCHIVE PERSONNEL | Une photographie de Vicente Rosenberg, le grand-père de Santiago Amigorena, aux années vingt avant son arrivée à Buenos Aires
ARCHIVE PERSONNEL | Une photographie de Vicente Rosenberg, le grand-père de Santiago Amigorena, aux années vingt avant son arrivée à Buenos Aires

Est-ce que tu savais consciemment que tu allais t’identifier à lui ? 

“Oui, je savais que j’allais parler d’un silence qui est un partage. Qui lui appartient peut-être, mais qui m’appartiens sûrement. Il fallait, en même temps, que je m’identifie à lui mais que je l’identifie à moi aussi. C’est un travail dans les deux sens. Je dis que c’est un peu par rapport au passé. Je n’écris pas du tout dans une sorte de fidélité au passé. J’écris dans une recherche, une sincérité, dans l’écho qu’il y a entre le passé et le présent. Je m’identifie à lui, mais je sais que je l’ai modifié pour qu’il devienne moi aussi”.

Et, pour cette raison, il est plus facile de faire une fiction de quelqu’un qui n’est pas toi-même ?

“Non, parce que je pense que je fais la même chose. Quand j’écris sur moi-même, par exemple dans l’avant-dernier livre ‘Les Premières fois’, j’écris sur moi adolescent. Et le moi adolescent a aussi disparu, il a peut-être autant disparu que mon grand-père. Finalement, j’emploi aussi des moyens de fiction. Disons que, là, la volonté était un peu plus claire. Je ne sais pas pourquoi mais j’avais envie de me permettre des choses qui peut-être sont aussi dans mes autres livres, mais prennent moins de place. Or, simplement, j’ai plus de mal à écrire un dialogue de moi avec un ami quand j’avais dix-sept ans qu’à écrire un dialogue de mon grand-père avec un ami à lui à une époque que je n’ai pas connu dans un lieu que je n’ai pas connu… Mais on écrit aussi pour apprendre à écrire. Donc, je n’exclus pas qu’après avoir utilisé plus des moyens de fiction dans ‘Le Ghetto intérieur’ les prochains livres de mon corpus principal où le narrateur porte mon nom aient plus de fiction aussi (rires)”.

Les pièges de l’auto-fiction

VICENÇ BATALLA | Santiago Amigorena, pendant le rencontre à Bron sur la mémoire et l'oubli avec l'écrivain espagnol Manuel Vilas
VICENÇ BATALLA | Santiago Amigorena, pendant le rencontre à Bron sur la mémoire et l’oubli avec l’écrivain espagnol Manuel Vilas

Parce que tu es pas d’accord quand t’on identifie avec l’auto-fiction ?

“L’auto-fiction c’est quelque chose que je n’aime pas du tout, parce que je n’ai jamais compris cette spécificité. On parle beaucoup en France d’auto-fiction, et déjà il ne faut pas parler de théorie d’auto-fiction parce que le terme lui-même a été renié par son inventeur (Serge Doubrovsky). Je ne vois pas qu’est-ce qu’il y a de différent dans l’auto-fiction de Proust, Joyce ou même Saint-Agustin. Quelle est la spécificité ? Je n’en ai jamais vraiment trouvé. À part que, dans l’auto-fiction, il y a quelque chose qui me dérange beaucoup et c’est que très souvent on inclut les médias. Il y a un pacte qui se fait entre l’auteur et le lecteur, mais qui est certifié pour quelque chose qu’on dit ailleurs. Et je n’ai jamais compris comment un écrivain pouvait avoir du plaisir à faire ça. Et le lecteur le plaisir à lire ça. Peut-être c’est un truc de la post-modernité. On peut écrire un livre en racontant un trauma terrible de son enfance, sans jamais dire que c’est soi-même, ou son père, ou sa mère, et sans faire une référence très claire à ce qui s’est passé. Mais on écrit un livre et on va à la radio et à la télé seulement pour dire que tout ça est vrai et que cela a vraiment eu lieu. Cette lecture-là me semble très étrange parce qu’elle sort de la littérature”.

Quand tu fais ton travail comme scénariste, et aussi comme directeur, il n’y a pas le risque d’être beaucoup plus exposé que dans la littérature ? J’ai lu que tu travailles pour tes romans très tôt le matin et, dans l’après-midi, tu travailles sur des scénarios. Comment tu arrives à faire la différence dans ta tête ?

“C’est très, très différent. Parce que la littérature c’est un travail sur la langue. Ce sont les mots qui deviennent le matériel, avec lequel il faut se battre. Le travail du matin c’est écrire quelques lignes, mais surtout corriger des lignes écrites la veille où les jours qui ont précédé. C’est réellement chercher des mots. L’après-midi, c’est un travail qui n’a rien à avoir avec les mots. C’est de l’écriture, mais il n’y a pas de langage. Le langage qui va être intéressant c’est le langage cinématographique, en réfléchissant qu’est-ce que sera le film en le tournant ou en le montant. Le cinéma a toujours été mon métier. J’ai toujours gagné ma vie avec ça. C’est différent de la littérature. Je n’ai jamais songé que je pouvais gagner de l’argent en écrivant des livres. Donc, le matin je sacralise un peu un art, qui est la littérature, et l’après-midi je travaille pour une industrie qui permet de faire des choses très drôles, très sympathiques, et d’avoir une vie agréable. Mais qui ne m’implique pas du tout de la même manière”.

Culpabilités et identités

ARCHIVE | Couverture de <em>Le Ghetto intérieur</em>, la version originale française publiée à P.O.L. Éditeur
ARCHIVE | Couverture de Le Ghetto intérieur, la version originale française publiée à P.O.L. Éditeur

Pour retourner au Guetto intérieur, avec des choses beaucoup plus personnelles, quel degré il y a aussi de culpabilité sur toi-même quand tu écris sur la culpabilité que ressent Vicente ?

“Il y a une part de culpabilité, qui est la culpabilité que moi je peux éprouver d’être parti d’Amérique du Sud au moment de la dictature. On peut dire qu’il y a quelque chose qui ressemble à la culpabilité de mon grand-père. Mais c’est ne pas la même nature. Ça m’a intrigué de sentir que dans le voyage de notre exil on revient en Europe, alors que tous mes ancêtres sont à un moment ou à un autre partis d’Europe pour l’Amérique du Sud. Sauf une toute petite partie, parce que j’ai un peu de sang indien”.

Indien d’Argentine ?

“Oui, amérindienne. Mais, sinon, c’était un voyage de retour. Et, dans ce voyage de retour, il y avait aussi une toute petite part de culpabilité. J’étais trop jeune pour m’impliquer en politique dans les années soixante-dix, mais il y a quand même de la culpabilité”.

Il y a dans le livre la question de l’identité. Est-ce que tu te sens plus juif après avoir écrit ce roman ?

“Je ne me sens pas plus juif, mais je me sens dans la définition que je donne de ce qui est juif. Et c’est de ne jamais cesser de se poser la question de qu’est que c’est d’être juif. Peut-être, oui, ce livre n’a pas donné de réponse sur ma judéité, mais il m’a donné envie de me poser encore plus de questions. Et, donc, peut-être d’être plus juif”.

Et tu te poses la question sur jusqu’à quel degré tu es français ou tu es argentin ?

“Je me la suis toujours posée. Je n’aime pas du tout quand on me présente en disant que je suis un écrivain franco-argentin, parce que je suis un écrivain français. J’écris en français, c’est ma seule langue d’écriture. Et, en même temps, quand je fais d’autres choses comme manger de la viande ou regarder un match de foot je ne suis qu’argentin. Je ne suis pas du tout français. Mais j’aime bien faire les deux à la fois. J’aime bien le matin écrire en tant qu’écrivain français, manger de la viande en tant qu’argentin, et après faire d’autres choses et évidemment avec plein d’autres identités. C’est ça que revendique un peu le livre : c’est qu’une identité c’est quelque chose de mouvant. Et pas quelque chose qu’on peut figer. Du moment où on la fige, comme le nazisme l’a fait pour les juifs ou comme on le fait aujourd’hui parfois pour les arabes ou les étrangers en France, on donne quelque chose qui est juste destiné à enlever de la vie, a enlever de la liberté”.

Une traduction à l’espagnol transatlantique

ARCHIVE | La couverture de la version en espagnol de <em>El gueto interior</em>, qui sera publiée par Random House en mai avec traduction de Martín Caparrós
ARCHIVE | La couverture de la version en espagnol de El gueto interior, qui sera publiée par Random House en mai avec traduction de Martín Caparrós

Martín Caparrós, ton cousin, c’est qui a fait la traduction à l’espagnol. Je ne sais pas si tu aurais pu la faire toi-même ?

“Non, je n’aurais pas pu. Martin avait déjà écrit un livre (‘Los abuelos’, 2018, seulement distribué entre famille et amis) qui parlait de ses grand-pères. Il parlait de toute la vie de ses deux grand-pères, le paternel et le maternel. C’est un livre qui s’arrête au moment où il naît et ces deux personnes deviennent ses deux grand-pères. Et, dans ce livre, il y a une vingtaine de pages qui parlent de ce moment de notre grand-père (maternel) commun, Vicente Rosenberg. Quand il reçoit des lettres de sa mère restée dans le ghetto en Varsovie pendant la Deuxième Guerre Mondiale et lui est à Buenos Aires. Je lui ai dit que, à partir de ces pages, j’écrirai un livre qui allait seulement raconter ce moment de la vie de notre grand-père. Et c’est assez sympathique parce que je l’ai écrit, il l’a lu et il m’a dit qu’il avait envie de le traduire. Donc ça fait un tour complet”.

En fait, tu n’as pas beaucoup de livres traduits à l’espagnol.

“Pour l’instant, il en a qu’un seul : ‘Des jours que je n’ai pas oublié’ (‘Aquellos días que no olvidaré’, Editorial Funambulista-2015, approximation libre sur la relation avec sa première épouse Julie Gayet). Par contre, l’éditeur qui publie ‘Le Ghetto intérieur’ en espagnol en a acheté aussi deux autres  :  ‘Le Premier amour’ et ‘Une enfance laconique’, mon premier livre. J’essaie de le faire changer d’avis sur ce deuxième et que ce soit ‘La Première défaite’. Avec ‘Le Premier amour’, sont les deux chapitres de la quatrième partie, ‘Une maturité coite’, de mon projet”.

À part l’espagnol, il y a d’autres traductions en cours de Le Ghetto intérieur ?

“Je crois que la première traduction sera l’espagnole. À la rentrée, il apparaîtra en allemand, en grec, en italien… En tout, il y a une quinzaine de pays”.

Si la traduction de Martín Caparrós va servir aussi pour le vendre en Argentine, est-ce que tu as envie qu’on te lise en espagnol là-bas ?

“Oui, j’ai envie. Pas forcément sur ce livre-là… J’ai fait quelque chose un peu bizarre. J’ai commencé à publier en 1998, même si j’avais commencé à écrire en 1992. Ça fait plus de 25 ans. J’ai publié par morceaux. Il y a des critiques qui parlent de mes livres depuis le premier et qui comprennent le projet. Il y a la revue ‘La Matricule des Anges’, qui a fait un travail assez long sur l’ensemble de l’œuvre. Mais j’ai envie qu’il y ait des lecteurs qui commencent à lire peut-être d’une autre manière, en sachant tout de suite que c’est un seul livre. Parce que, pour moi, c’est un seul livre”.

Est-ce que tu te mets des délais pour finir cette œuvre ?

“Pendant très longtemps j’ai cru que vers maintenant, vers mes soixante ans, j’aurais déjà fini. Et que je serai un homme tranquille… J’aimerais bien finir, j’aimerais bien arriver au but. J’ai évidemment pensé à l’étrange possibilité que serait de finir en mourant. Mais comme Proust l’a déjà fait, ce serait une dernière copie un peu macabre… J’ai toujours pensé qu’un jour j’arriverai au but de ce projet et, après, j’écrirai plutôt seulement de la poésie ou des textes purs”.

Et pas en espagnol ?

“En espagnol, non. Je pense que je serai incapable d’écrire en espagnol. Je peux écrire des scénarios, justement, mais pas de la littérature”.

 

Ouvre littéraire

(publiée en intégralité à P.O.L. Éditeur)

Une enfance laconique (1998)

Une jeunesse aphone. Les premiers arrangements (2000)

Une adolescence taciturne. Le Second exil (2002)

Le Premier amour (2004)

1978 (2009)

La Première défaite (2012)

Des jours que je n’ai pas oublié (2014)

Mes derniers mots (2015)

Les Premières fois (2016)

Le Ghetto intérieur (2019)

Projet des 6 parties autobiographiques (6 années chacune):

1ère partie (1962-1968) : Une enfance laconique (Le Premier cauchemar et La Première lettre)

2ème partie (1968-1974) : Une jeunesse aphone (Les Premiers arrangements et en attente la 1ère partie Le Premier exil)

3ème partie (1974-1980) : Une adolescence taciturne (Le Second exil et Les Premières fois)

4ème partie (1980-1985) : Une maturité coite (Le Premier amour et La Première défaite)

5ème partie en attente : Une vieillesse discrète (Le Premier silence et L’Autre silence)

6ème partie en attente : La Septième partie

Annexes

1943 : Le Ghetto intérieur

2003 : Des jours que je n’ai pas oublié

2086 : Mes derniers mots

En attente : 1780, 1983, 2005 et 2008

 

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