ABEL CUTILLAS. Le symptôme le plus déconcertant de l’époque actuelle, au sens littéraire, est la disparition du livre blanc de Michel Houellebecq. Une disparition disproportionnée qui indique que quelque chose de grave se passe non seulement avec le livre et Michel, mais avec la littérature et la culture françaises en général.
Au cours des dernières semaines, j’ai eu un étrange sentiment de manque, comme si quelque chose que j’espérais ne se produisait pas, jusqu’à ce que je me rende compte que personne, personne, ne parlait, n’écrivait ou ne commentait le livre le plus promu de l’hiver que nous venons de quitter, ni pour ni contre, ni bon ni mauvais, ni dans les librairies, ni dans les magazines, ni dans la presse spécialisée, ni sur les boulevards ni dans les cafés parisiens. Autant que je sache, d’après ce que j’ai entendu, rien n’a été dit sur Anéantir depuis sa récente publication. Si nous le comparons à tout ce qui a été dit auparavant, nous comprendrons que ce silence est exagéré et inquiétant.
Maintenant, je vois un article dans le Times Literary Supplement, où il est accusé d’être Cassandre (celle qui voit l’avenir mais ne peut pas le communiquer) et de nourrir l’extrême droite, deux stigmates qui, appliqués aux écrivains, commencent déjà à faire un peu rire et que je pensais n’être utilisés que dans des sociétés recluses et étouffées comme celle de la Catalogne. En passant devant la librairie de Sciences-Po, j’aperçois la couverture de la Revue des deux mondes qui, sous la rubrique Politique et littérature présente Houellebecq comme “Notre dernier romantique”. J’évite de feuilleter le magazine et je pense que ces deux articles ne cherchent qu’à me contredire et à me faire sourire.
Comme j’ai besoin de confirmer mon intuition, l’intuition du silence et d’une absence, j’entre dans une librairie, l’une des plus intéressantes de Paris, la librairie Tschann, sur le boulevard Montparnasse. Je regarde autour de moi, touche un livre que je n’achèterai pas et, debout devant la pile d’Anéantirs, entreprend d’interrompre la libraire qui range méthodiquement le rayon. Je demande d’abord un livre dont je sais qu’il n’est pas encore publié et je reçois la réponse attendue :
-Désolé monsieur, le coffret des Essais de Proust sort le 21 avril.
Tout est en ordre. Je le savais déjà. J’ai l’air déçu. Après avoir brisé la glace avec la libraire, je lui pose la question délicate et malicieuse :
– Excusez-moi, mais… n’avez-vous pas l’impression que personne ne parle du livre de Houellebecq ?, dis-je en désignant la pile du regard.
– Eh bien, c’est un livre dont on a beaucoup parlé, répond-elle, un peu surprise.
– Oui, oui, je sais. Je veux dire, depuis qu’il est sorti, c’est comme s’il avait disparu, personne n’en dit rien.
– Eh bien, oui, c’est vrai, dit-elle plus détendue.
– Et pourquoi pensez-vous que cela se produit ?
– Bon, le livre n’est pas terrible, affirme-elle, en se laissant aller.
– Oui, oui, je le sais aussi. Merci. Passez une bonne journée.
Le destin d’Anéantir
Comme je ne veux pas compromettre la libraire, nous allons prétendre que la conversation est fictive. Mais ce petit échange d’opinions a été pour moi la confirmation dont j’avais besoin, du point de vue d’une librairie sérieuse, pour certifier que Houellebecq a cessé d’écrire, même s’il continue à publier. Ce ne serait pas pire que la fin d’un autre auteur. Il ne se passe rien, il a déjà fait ses livres et il a fait son temps. Mais bien sûr, nous parlons de l’auteur, et surtout du livre, sur lequel tout le système médiatique, culturel et politique français avait misé sa dernière pièce d’argent.
Que c’était la dernière, c’est moi qui le dis. Telle est ma thèse et le motif central de cet article. Comme ils n’ont plus d’argent, ils reviennent à l’étalon-or, et cela a beaucoup à voir avec le livre qui doit sortir le 21 avril et la réapparition de Proust, mais ça serait déjà le sujet d’un autre article que je pourrais intituler Albertine réapparaît, on verra. Revenons à Michel.
Juste avant sa publication, et face à l’immense attente qui s’est créée, ou qui s’est suscitée, je me suis permis de prédire, depuis ma position sûre de spectateur neutre et sans responsabilités, que le destin de la littérature française, ou plutôt sa vitalité, se jouait dans la valeur d’Anéantir. Si le livre était un nouveau pas en avant dans la trajectoire littéraire de Houellebecq, c’est-à-dire s’il était un autre tournant dans l’investigation, l’exposition et la dénonciation des maux, des fractures et des échecs de notre société, lui, la littérature française et, par extension, l’intelligentsia occidentale, dont la littérature française est un élément nucléaire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, pourraient encore être considérés comme pertinents, actifs.
Sinon, non. Si le livre échouait et n’était qu’un de plus qui ne signifie rien, par rapport à la majorité des livres qui sont publiés, le soft power de la culture française serait mis en doute et ce serait un autre puits, auquel nous étions habitués jusqu’à présent à aller chercher de l’eau, qui serait laissé à sec, chose inquiétante car quand le désert grandit, la soif grandit davantage.
Le ministère de l’Économie et la fiction d’État
Ce n’est pas moi qui ai pris la décision de tout miser sur une carte, dont il est maintenant clair qu’elle était marquée. Si on m’aurait demandé, ce n’est pas au bon Michel à qui j’aurais confié une si haute responsabilité, mes espoirs vont dans d’autres directions, plutôt vers Marcel, et à mon avis Houellebecq montrait déjà des signes d’épuisement depuis un certain temps, mais je viens de l’étranger et je n’ai que ce que je porte. C’est, en fait, l’État français qui a remis le bâton de Maréchal à Houellebecq, à travers ses emprises médiatiques et culturelles, certes, mais aussi directement par l’intermédiaire des membres de l’Exécutif, sans avoir besoin d’agir derrière les rideaux ou par agents interposés. L’histoire est bien connue, mais il vaut la peine de la raconter à nouveau. Parfois, lorsque quelque chose est si évident, il est nécessaire de la regarder plus intensément pour voir ce qu’il y a, avec des yeux plus forts que la lumière qui nous aveugle.
C’est Bruno Le Maire, ministre des Finances, ami personnel de Houellebecq et modèle explicite d’un des personnages du roman, qui a ouvert la porte. Il a prévenu le pouvoir économique et de l’entrepreneuriat, et ensuite tout le monde, que le prochain roman de Michel Houellebecq était consacré au secteur des affaires, ou plutôt à eux, les meilleures d’entre nous. Les cravates ont dû être resserrées et les égos ont dû être tordus en même temps, je suppose, face à l’annonce d’être le centre d’attention de l’ancien enfant terrible des lettres françaises.
Le deuxième acte de la comédie a consisté en l’embargo, absolument délirant sur l’envoi des exemplaires à la presse, de ne rien révéler jusqu’à la semaine précédant sa publication, que les journalistes culturels, en bons fonctionnaires, ont scrupuleusement obéi et respecté. Ils ont montré la couverture, fait remarquer que l’ouvrage pesait plus de soixante-dix pages, fait une rime avec le titre du livre, se sont fait photographier avec le volume sur la table de chevet et ont dit ce qu’ils aiment dire aux enfants quand ils savent que d’autres enfants les écoutent : « J’ai un secret, mais je ne peux pas te l’expliquer ».
C’est la campagne publicitaire culturelle la plus bestiale que j’aie jamais vue. Si Theodor Wiesngrund Adorno était vivant, il aurait ajouté un chapitre spécial à La Dialectique des Lumières. Tous les journaux, tous les suppléments littéraires, tous les titres numériques, droite, gauche, haut et bas ont été livrés à la promotion d’Anéantir durant la semaine précédant son lancement. Le livre a été mis en vente le 7 janvier. J’écris ceci le 22 mars, le premier matin du printemps, dans mon bureau du Grand Paris. Personne n’a rien dit depuis la parution du nouveau livre de Houellebecq. Le silence est absolu. Michel Houellebecq a disparu. Le livre est mort-né et il semble que l’auteur va mourir avec lui.
Le silence du lecteur
Mais dans la vie, la mort n’est jamais la pire chose qui puisse vous arriver. En tant qu’écrivain, j’ai plus peur de la disparition que de la mort. En tant qu’écrivain catalan, je sais que les deux choses ont tendance à aller de pair, ce qui est le cas lorsqu’un système culturel a la texture du papier à cigarettes. L’une des pensées qui m’est venue à l’esprit lorsque j’ai réalisé le contraste entre le bruit officiel et médiatique autour du livre blanc de Michel juste avant sa naissance et le silence sépulcral des lecteurs, des critiques et du public qui a suivi, est que le système littéraire français commence à ressembler dangereusement au catalan, en adoptant certains de ses symptômes les plus horribles.
Pourquoi l’État culturel par excellence s’abandonne-t-il à un livre blanc et sans intérêt ? Comment Michel Houellebecq s’est-il transformé en un uniforme insipide ? Qui fera à nouveau confiance au système de prestige français après cette énorme escroquerie ?
Quiconque ne croit pas que la culture est la base de la civilisation n’attachera pas beaucoup d’importance au désintérêt total qu’Anéantir a produit parmi la population lisant et éduquée. Ni au contraste entre ce désintérêt et le fonctionnement étatique antérieur, c’est-à-dire la profonde déconnexion entre la culture institutionnelle et les citoyens. C’est peut-être nouveau en France mais dans mon pays cela dure depuis des décennies, et c’est là où nous en sommes. Je vous préviens que ça ne se termine pas bien, ni pour les uns ni pour les autres. Vider de leur pouvoir et falsifier les lettres et la culture est un pas clair vers la soumission, d’abord, et l’anéantissement, ensuite, en suivant l’ordre des derniers titres de Houellebecq.
Un écrivain a le droit de faire des livres non substantiels, surtout s’il a déjà écrit des livres substantiels. La presse culturelle a le droit de promouvoir la nouveauté de quelqu’un qui a fait ses preuves, et le journaliste a le droit de se sentir spécial et de faire un peu le mac parce qu’il va lire un livre, sans payer, avant les autres. L’État français a le droit d’être désespéré et d’essayer une fois de plus de faire en sorte que la littérature se substitue à la politique pour affirmer la place de la France dans le monde, car dans un passé récent cela a fonctionné. Mais à la fin de la journée, lorsque les lumières colorées s’éteignent et que la musique s’arrête, un animal sévère attend : le lecteur. Un animal qui se nourrit de viande vivante, qui peut encore conserver ses dents ou en avoir perdu la moitié, qui peut aussi avoir perdu son odorat et le sens de son goût, et qui peut avoir couvert ses besoins stomacaux avec beaucoup, beaucoup de foin, mais cet animal anonyme et omniprésent garde intact un appétit cosmique qui doit être assouvi et, s’il n’est pas nourri, ce besoin augmente et augmente encore, et il peut finir par manger la main dans laquelle il mange.
C’est une catastrophe que le dernier livre de Houellebecq ne présente aucun intérêt. C’est une consolation que le public l’ait rapidement découvert et ait gardé un silence respectueux face, désormais, à la mort d’un auteur. C’est un fait que l’État culturel français a un problème.
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