La relève de Chris Ware à Julie Doucet à Angoulême

ANTOINE GUIBERT | Julie Doucet et Chris Ware, au moment où ce dernier remette le Grand Prix d'Angoulême 2022 à la première
ANTOINE GUIBERT | Julie Doucet et Chris Ware, au moment où ce dernier remette le Grand Prix d’Angoulême 2022 à la première

VICENÇ BATALLA. On ne pouvait pas mieux célébrer le retour en présentiel de l’événement mondial de la bande dessinée qu’en faisant la relève du Grand Prix d’Angoulême de Chris Ware à Julie Doucet. L’artiste de Chicago, qui a remporté le prix du festival virtuel en 2021, a personnellement remis le prix 2022 à la Québécoise Julie Doucet lors d’une cérémonie et d’un rendez-vous à nouveau déplacé par covid de janvier à mars et en reconnaissant deux des plus grands représentants du roman graphique contemporain. L’ouverture du festival (16-20 mars) s’est déroulée sous les couleurs d’une Ukraine massacrée par la Russie de Poutine, à laquelle le circuit artistique ne peut rester indifférent. Et il s’est terminé par l’attribution du Fauve d’or du meilleur album de l’année au Brésilien Marcello Quintanilha pour Écoute, jolie Márcia, une histoire dure mais festive dans les favélas de Rio de Janeiro par cet auteur basé à Barcelone.

“Je suis depuis longtemps un admirateur de votre travail et je suis très fier de vous transmettre cette récompense”, a déclaré un Chris Ware toujours modeste sur la scène du Théâtre d’Angoulême le 16 mars, lorsqu’il a remis la statuette du Fauve d’Or à Julie Doucet en tant que Grand Prix d’Angoulême 2022. Un éloge sincère, de celui qui a révolutionné les formes de la bande dessinée contemporaine pour les faire entrer dans une nouvelle dimension, à sa successeur qui a posé les bases d’une révolution féministe dans le neuvième art.

ANTOINE GUIBERT | L'auteur nord-américain Chris Ware, avec un nœud aux couleurs ukrainiennes à l'ouverture du Festival Angoulême 2022
ANTOINE GUIBERT | L’auteur nord-américain Chris Ware, avec un nœud aux couleurs ukrainiennes à l’ouverture du Festival d’Angoulême 2022

Encore plus timide, Doucet, qui n’a pas publié dans le format classique de la bande dessinée depuis 22 ans, a semblé surprise par la reconnaissance de ses collègues de profession, mais a trouvé les mots justes pour les remercier du prix. “J’espère que ce ne sera pas la seule année où une femme le gagnera, a-t-elle déclaré”. En effet, la Québécoise est seulement la troisième femme depuis la création du festival en 1974 à recevoir cette distinction après la Française Florence Cestac et la Japonaise Rumiko Takahashi. Pour la première fois, dans cette édition 2022, les trois finalistes du prix sont des femmes parce qu’on doit ajouter les Françaises Pénélope Bagieu et Catherine Meurisse, qui concouraient déjà avec Ware l’année dernière.

“Bien que ce soir il s’agisse de gagner un trophée, la vie ne consiste pas à gagner et l’art ne consiste pas à gagner”, a fait remarquer Ware en remerciant la statuette qu’il a reçue l’année dernière. “L’art permet de comprendre les autres, de partager des émotions, des sentiments”, a-t-il poursuivi sous les applaudissements du public. Il a tenu ces propos dans le droit fil de ce qu’il avait dit un peu plus tôt en rappelant la tragédie guerrière que vit l’Europe de l’Est. “Quand je vois ce qui se passe à quelques milliers de kilomètres, avec Poutine qui attaque l’Ukraine, c’est précisément ce genre d’événement terrible qui me donne envie de retourner à ma table à dessin”.

De ‘Building Stories’ à ‘Dirty Plotte’

ARCHIVE | L'affiche du Festival d'Angoulême 2022, par Chris Ware
ARCHIVE | L’affiche du Festival d’Angoulême 2022, par Chris Ware

Les amateurs de cet artiste iconoclaste, qui a créé l’une des affiches les plus originales jamais réalisées pour le Festival d’Angoulême, avec un Mickey Mouse post-moderne apparaissant et disparaissant des planches prêtes à être imprimées sous forme de vignettes déconstruites, ont pu profiter de l’indispensable rétrospective Building Chris Ware présentée pendant les quatre jours de l’événement. Il y avait non seulement des planches originales de l’auteur de Building Stories, mais aussi les figurines et les objets qu’il construit lui-même pour accompagner ses histoires et qui forment une architecture de son concept global plein des détails sur papier mais qui transcende la chronologie des événements pour s’imprégner dans notre mémoire. La rétrospective organisée par Benoît Peeters, Julien Misserey et Sonia Deschamps sera ouverte pour une période plus longue, de juin à octobre prochain, à la bibliothèque du Centre Pompidou à Paris.

 

ARCHIVE | Le premier numéro de Dirty Plotte, le fanzine publié par la Québécoise Julie Doucet entre 1988 et 1998
ARCHIVE | Le premier numéro de Dirty Plotte, le fanzine publié par la Québécoise Julie Doucet entre 1988 et 1998

Lorsque le festival d’Angoulême pourra reprendre son cours normal en janvier prochain, ce sera également l’occasion de voir l’ensemble de l’œuvre de Doucet. Après avoir été une précurseure du punk féministe dans la bande dessinée des années 90, elle s’est consacrée dans ce nouveau siècle aux arts graphiques, avec la sérigraphie, le collage et la poésie visuelle. “J’ai travaillé avec des mots et des images, ce qui est devenu une constante dans mon travail”, résume la Québécoise qui voit aujourd’hui sa trajectoire antérieure reconnue avec la publication d’anthologies de ses récits d’il y a trois décennies.

En novembre dernier, L’Association, avec le pilotage de Jean-Christophe Menu, a publié Maxiplotte, une compilation de 400 pages qui rassemble tous les numéros de l’ancien fanzine de Doucet, Dirty Plotte (traduit par elle-même par vagin dégueulasse), avec la moitié d’inédits et des extraits de son journal intime. L’éditeur espagnol Fulgencio Pimentel a déjà compilé en 2015 et 2017 en deux volumes (Cómics 1986-1993 ; Cómics 1994-2016) l’intégralité du fanzine. Son éditeur historique canadien, Drawn & Quarterly, en a profité en 2018 pour sortir Dirty Plotte : The Complete Julie Doucet. Et le 19 avril, Drawn & Quarterly annonce lui-même Time Zone J, la première bande dessinée de l’autrice depuis plus de vingt ans, sur sa relation avec un soldat en France en 1989, alors qu’elle avait 23 ans.

Loo, Blain et Quintanilha

VICENÇ BATALLA | L'autrice française Loo Hui Phang, lors de son exposition à Angoulême et de la reproduction de son bureau de scénariste
VICENÇ BATALLA | L’autrice française Loo Hui Phang, lors de son exposition à Angoulême et de la reproduction de son bureau de scénariste

Pendant les quatre jours du festival – un autre des attraits du voyage dans la ville aquitaine car il s’agit dans la plupart des cas d’occasions uniques – une douzaine d’expositions étaient ouvertes. Parmi eux, deux artistes français contemporains qui traversent les frontières. D’une part, celle de Loo Hui Phang, lauréate l’an dernier du prix Goscinny pour sa carrière de scénariste, et qui dans son exposition Écrire est un métier défendait la reconnaissance de ce travail dans la bande dessinée tant au niveau du public que des conditions économiques. “J’écris un scénario comme si j’étais une dessinatrice”, répondait Loo à son propre questionnaire proposé à une trentaine d’autres scénaristes, dont Benoît Peeters, Frank Miller ou Antonio Altarriba.

VICENÇ BATALLA | Christophe Blain, expliquant son travail de dessinateur lors de son exposition à Angoulême aux côtés du personnage d'Alexandre Taillard de Vorms, de la série Quai d'Orsay, inspiré de Dominique de Villepin
VICENÇ BATALLA | Christophe Blain, expliquant son travail de dessinateur lors de son exposition à Angoulême aux côtés du personnage d’Alexandre Taillard de Vorms, de la série Quai d’Orsay, inspiré de Dominique de Villepin

De son côté, Christophe Blain, créateur d’Isaac le pirate et de Gus, dessinateur de la série politique Quai d’Orsay (Fauve d’or 2013) et, récemment, de la nouvelle vie de Blueberry, a présenté Dessiner le temps, avec un tour d’horizon des planches originales et de leur relation étroite avec le monde du cinéma. “Le mimétisme des influences a ses limites et c’est le moyen, parce qu’on n’atteint jamais tout à fait ses objectifs, de développer son propre style”, a expliqué Blain aux journalistes à propos de son travail.

Le vainqueur du Fauve d’or 2022 est Marcello Quintanilha pour Écoute, jolie Márcia (Éditions ça et là, 2021), en portugais Escuta, formosa Márcia. Le Brésilien, qui vit à Barcelone depuis 2001 et avait dessiné la série Sept balles pour Oxford (Le Lombard, 2003-2012), a déjà remporté le Fauve du polar en 2016 pour Tungstène (çà et là, 2015), originellement Tungstênio (Veneta, 2014). Comme le reste des bandes dessinées de ce natif de Niterói, de l’autre côté de Rio de Janeiro, Écoute, jolie Márcia invente ou recrée des personnages locaux pour expliquer la vie méconnue des cariocas. En l’occurrence, l’infirmière fictive Márcia et sa fille qui fréquente dangereusement les gangs des favélas, avec le contraste de l’atmosphère du carnaval. Un travail anthropologique que la BD lui permet de mettre en valeur.

 

PALMARÈS FESTIVAL D’ANGOULÊME 2022

ARCHIVE | La version française Écoute, jolie Márcia (Éditions ça et là), de Marcello Quintanilha, Fauve d'Or 2022
ARCHIVE | La version française Écoute, jolie Márcia (Éditions ça et là), de Marcello Quintanilha, Fauve d’Or 2022
ANTOINE GUIBERT | Le brésilien Marcello Quintanilha, avec le Fauve d'or 2022 d'Angoulême pour Écoute, jolie Márcia
ANTOINE GUIBERT | Le brésilien Marcello Quintanilha, avec le Fauve d’or 2022 d’Angoulême pour Écoute, jolie Márcia

Fauve d’or : Écoute, jolie Márcia (Escuta, formosa Márcia), de Marcello Quintanilha (Éditions çà et là)

Fauve spécial du jury : Des vivants, de Raphaël Meltz, Louise Moaty & Simon Roussin (Éditions 2024)

Fauve de l’audace : Un visage familier (Familiar Face), de Michael DeForge (Atrabile)

Fauve révélation : La Vie souterraine, de Camille Lavaud Benito (Les Requins Marteaux)

Fauve de la série : Spirou – L’Espoir malgré tout, 3ème partie, d’Émile Bravo (Dupuis)

Fauve du polar : L’Entaille, d’Antoine Maillard (Cornélius)

Fauve du patrimoine : Stuck Rubber Baby, de Howard Cruse (Casterman)

Fauve prix du public : Le Grand vide, de Léa Murawiec (Éditions 2024)

Fauve des lycéens : Yojimbot, de Sylvain Repos (Dargaud)

Fauve BD jeunesse 12/16 ans : Snapdragon, de Kat Leyh (Kinaye)

Fauve BD jeunesse 8/12 ans : Bergères guerrières, de Jonathan Garnier et Amélie Fléchais (Glénat)

Fauve BD alternative : revue Bento (Radio As Paper, France)

Prix Éco-fauve Raja (pour albums de thématique écologiste) : Mégantic. Un train dans la nuit, d’Anne-Marie Saint-Cerny et Christian Quesnel (Écosociété)

Premi Goscinny (à la carrière d’un/e scénariste) :Raphaël Meltz et Louise Moaty pour Des vivants (Éditions 2024), avec Simon Roussin

Premi Konishi (meilleure traduction manga) : Nathalie Lejeune pour Blue Period, de Yamaguchi Tsubasa (Pika Éditions)

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