Nuits de Fourvière 2022, de Molière à Nick Cave

JAN VERSWEYVELD | Marina Hands, Elmire, et Christophe Montenez, Tartuffe, dans <em>Le Tartuffe ou l'Hypocrite</em>, mis en scène par Ivo van Hove avec les comédiens de la Comédie Française et qui ouvrira les Nuits de Fourvière 2022
JAN VERSWEYVELD | Marina Hands, Elmire, et Christophe Montenez, Tartuffe, dans Le Tartuffe ou l’Hypocrite, mis en scène par Ivo van Hove avec les comédiens de la Comédie Française et qui ouvrira les Nuits de Fourvière 2022

VICENÇ BATALLA. C’est un peu au hasard, mais associer dans le titre de cet article la référence de la littérature française, Molière, au poète australien du rock tortueux, Nick Cave, permet d’illustrer l’éclectisme intelligent des Nuits de Fourvière 2022 dans les théâtres gallo-romains de Lyon. L’événement, qui est né en 1946 pour faire revivre le passé historique de la ville avec des pièces classiques, est devenu au fil des décennies un pôle d’attraction pour les arts du spectacle et la musique populaire et contemporaine à dimension européenne. Et après une édition annulée pour cause de pandémie en 2020 et une autre exceptionnellement associée à la Biennale de la danse en 2021, il revient du 2 juin au 30 juillet avec une soixantaine de spectacles, avec 12 créations, 7 coproductions et des artistes des cinq continents. Voici un aperçu pour vous mettre en appétit.

Molière (1622-1673) n’a pu jouer la version originale Le Tartuffe ou l’Hypocrite qu’une seule fois devant le jeune roi Louis XIV en 1664 à Versailles. Les mœurs de l’époque ne faisaient pas souhaitable d’exposer les vices de l’église et des classes aisées. Sa deuxième version au Palais-Royal de Paris en 1667 fut également interdite et ce n’est qu’en 1669 qu’elle fut acceptée, convenablement remodelée sous le nom de Le Tartuffe ou l’Imposteur, cachant le fait que l’imposteur pouvait aussi être l’hypocrite et passant de trois à cinq actes avec une fin dans laquelle l’intrus est dûment puni. Depuis, c’est la pièce la plus jouée à la Comédie Française, la maison de l’auteur, avec 3 193 représentations.

Le Flamand Ivo van Hove a décidé de monter cette version originale pour la première fois, l’universitaire Georges Forestier l’ayant reconstitué avec seulement trois actes, en supprimant les deuxième et cinquième. Et dans ce cas, la relation entre Tartuffe (Christophe Montenez) et la femme d’Orgon (Denis Podalydès), Elmire (Marina Hands), est transformée en une histoire d’amour consentie et non forcée comme une démonstration de l’atmosphère conservatrice et oppressive de la famille d’Orgon. Celui-ci invite le sans-abri Tartuffe chez lui dans un acte équivoque de bonne conscience. Van Hove transforme ce drame vieux de quatre siècles en une tragi-comédie contemporaine avec des costumes et des accessoires actuels, un rideau derrière la scène avec des phrases écrites dessus comme s’il s’agissait d’un feuilleton et musique d’Alexandre Desplat. 

Les critiques qui l’ont vu lors de son passage à la Comédie de janvier à avril ont donné des avis différents sur cette transposition chic de Tartuffe, mais le 15 janvier a servi à commémorer le 400e anniversaire de Molière, car on ne connaît pas la date exacte de sa naissance bien que chaque année on décide de la célébrer ce jour-là. Et c’est aussi une bonne façon d’inaugurer les Nuits de Fourvière 2022, le 2 juin au Grand théâtre, l’amphithéâtre de 3 000 places, avec deux autres représentations de cette distribution qui prend ainsi un autre air en dehors de sa maison du Palais-Royal.

Valletti, Françon, Les Chiens de Navarre et le Théâtre du Soleil

LUCILE COCITO | Une image de <em>L'Île d'or/Kanemu-Jima</em>, la dernière création du Théâtre du Soleil d'Ariane Mnouchkine, qui est présentée au Théâtre National Populaire de Villeurbanne dans le cadre des Nuits de Fourvière
LUCILE COCITO | Une image de L’Île d’or/Kanemu-Jima, la dernière création du Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine, qui est présentée au Théâtre National Populaire de Villeurbanne dans le cadre des Nuits de Fourvière

En ce qui concerne les classiques de la littérature, l’une des créations du festival est John A-Dreams, que le marseillais Serge Valletti a écrit expressément pour l’acteur Patrick Pineau, mis en scène par Sylvie Orcier, dans une reformulation des tourments du Hamlet de Shakespeare, mais avec autre types de monstres. Le protagoniste n’a pas de père à venger qui lui apparaît dans ses cauchemars après son meurtre et doit chercher ses démons à éliminer. Du 5 au 9 juillet, elle sera présentée au lyonnais Théâtre Comédie Odéon. 

Le célèbre metteur en scène Alain Françon, originaire de Saint-Étienne, donne sa vision particulière d’En attendant Godot de Samuel Beckett, dans une autre création des Nuits. Le célèbre dialogue entre deux clochards qui se demandent sans cesse ce qu’ils font assis près d’un arbre dans cette pièce de l’absurde des années 1950 est incarné par Gilles Privat, dans le rôle de Vladimir, et André Marcon, dans celui d’Estragon. A voir du 16 au 19 juin dans le petit amphithéâtre de l’Odéon de Fourvière.

Les iconoclastes Les Chiens de Navarre, la compagnie de Jean-Christophe Meurisse, créent La Vie est un fête, qui, comme dans leurs précédentes productions, est une autre improvisation collective sur les préoccupations humaines, sans jamais perdre cet autre humour absurde. À cette occasion, Meurisse, qui est également cinéaste, prend comme point de départ le documentaire Urgences de Raymond Depardon, de 2004, qui traite des urgences psychiatriques à l’Hôtel-Dieu de Paris. Il est prévu du 20 au 30 juin au Théâtre La Renaissance, à Oullins.

Dans le centenaire Théâtre National Populaire de Villeurbanne (TNP), la vétérane Ariane Mnouchkine présente sa dernière création avec une trentaine d’acteurs et actrices, L’Île d’or/Kanemu-Jima. Le légendaire Théâtre du Soleil de Mnouchkine, fondé en 1964 à la Cartoucherie, dans le bois de Vincennes à Paris, a profité de la pandémie pour évoquer l’île japonaise de Sado, où les artistes étaient exilés et qui est devenue un haut lieu de la culture. En fait, l’intention de la metteur en scène était de passer un mois sur l’île mais les circonstances du moment l’en ont empêché. Malgré cela, elle a réussi à réunir des participants du monde entier pour la pièce, dans un décor qui rappelle son voyage initiatique en bateau en 1963 à travers l’Indo-Pacifique jusqu’à Yokohama, qui l’a inspirée à son retour pour créer la coopérative théâtrale qui existe toujours aujourd’hui. 

À la Cartoucherie, de novembre à mai dernier, l’entrée et le restaurant étaient aux airs d’Orient, tandis qu’à l’intérieur L’Île d’or développait une nouvelle utopie de Mnouchkine, basée sur le théâtre japonais, et sa forme comique moins connue, le kyôgen, mais avec d’autres langues et expressions sur l’état de la planète et à partir des textes d’Hélène Cixous et une musique de Jean-Jacques Lemêtre. Sept autres scènes théâtrales de la région collaborent dans le passage lyonnais du 9 au 26 juin.

Villeurbanne, Millepied et Sharon Eyal

JOSH ROSE | Deux des danseurs de Roméo & Juliette, de la compagnie L.A. Dance Project de Benjamin Millepied, à voir pendant deux jours au Grand théâtre de Fourvière à Lyon
JOSH ROSE | Deux des danseurs de Roméo & Juliette, de la compagnie L.A. Dance Project de Benjamin Millepied, à voir pendant deux jours au Grand théâtre de Fourvière à Lyon

Et à Villeurbanne, Capitale française de la culture 2022, un week-end cirque se tiendra les 2 et 3 juillet, sur la symbolique place Lazare-Goujon, entre le TNP et l’hôtel de ville, avec les Gandini Juggling, qui reproduiront des chorégraphies de rue à la manière du Tanztheater de Pina Bausch, et se terminera par un spectacle d’aurores boréales du Suisse Dan Archer.

Dans le chapitre danse, il y a deux événements renommés. Le premier est celui du Lyonnais Benjamin Millepied, résident avec sa compagnie L.A. Dance Project en Californie, qui transgresse le Roméo & Juliette de Shakespeare avec trois couples homme-femme, homme-homme, femme-femme, et est programmé au Grand théâtre les 28 et 29 juin. L’autre événement est celle de la compagnie israélienne L-E-V, de Sharon Eyal et Gay Behar, qui, avec Chapter 3: The Brutal Journey of the Heart, utilise les corps des danseurs pour confronter les instincts humains, sur la base d’un roman de la hawaïenne Hanya Yanagihara, d’une musique d’Ori Lichtik et des originaux collants couleur peau de la créatrice Dior Grazia Chiuri. Ils sont également au Grand théâtre les 22 et 23 juillet.

Délaissant les confinements, le parc Lacroix-Laval, dans l’ouest de Lyon, accueille à nouveau deux chapiteaux pour les trois premières semaines de juillet avec le Cirque Trottola et Bêtes de Foire et un troisième camion-chapiteau du magicien Yann Frisch, ainsi que la musique de Life Is Not a Picnic. Au Grand théâtre, les 2 et 3 juillet, enfin, après deux annulations forcées, arrive le Groupe Acrobatique de Tanger, dirigé par Maroussia Diaz Verbèke, et son FIQ! (Réveille-toi !) de pyramides humaines et de danse urbaine.

Et pour promouvoir les nouvelles générations, l’événement s’associe également à l’École nationale supérieure des arts et techniques du théâtre (ENSATT) de Lyon pour proposer dans son siège, durant le mois de juin, quatre nouveaux spectacles des promotions 1979 et 1981, parrainés par des metteurs en scène connus tel Georges Lavaudant. Début juillet, trois autres œuvres lauréates du concours parisien Impatience, organisé chaque année au Centquatre, sont également programmées.

Parmi les autres rencontres curieuses, citons celle de la chanteuse Keren Ann et de l’actrice Irène Jacob, nouvelle présidente de l’Institut Lumière en remplacement du disparu Bertrand Tavernier, sur la musique et les textes échangés à distance pendant la pandémie maudite (26 juin, Odéon), et celle de l’accordéoniste Vincent Peirani et de l’ancien karatéka devenu danseur de hip-hop Fred Paula dans le cadre du projet Insight (7 et 8 juillet, Théâtre La Renaissance).

En outre, du 13 au 17 juillet, les Nuits de Fourvière comprennent une sorte d’off plus underground, Vogue la Nuit, aux Subs (anciennement Subsistances), sous les pentes du quartier de la Croix-Rousse. Pendant cinq jours, les programmatrices Rose-Amélie da Cunha et Claudia Courtial ont imaginé un carrefour d’expositions, de théâtre de rue, de danse urbaine, de DJ et de concerts comme celui du collectif Catastrophe le premier jour.

Rap, folk et Brassens avec orchestre

LAURA GILLI | Le rappeur Youssoupha, qui présente à Fourvière Youssoupha Gospel Symphonique Experience issu de son album Noir D ****, d'il y a dix ans
LAURA GILLI | Le rappeur Youssoupha, qui présente à Fourvière Youssoupha Gospel Symphonique Experience issu de son album Noir D ****, d’il y a dix ans

Le festival propose en même temps des créations musicales. A commencer par le rappeur Youssoupha, né à Kinshasa et élevé en banlieue parisienne, qui dix ans après son album vindicatif Noir D**** le revisite sous le nom de Youssoupha Gospel Symphonique Experience avec six chanteurs de gospel et l’orchestre du Conservatoire à rayonnement régional de Lyon (25 juin, Grand théâtre). La chanteuse Franco-américaine Rosemary Standley et la violoncelliste brésilienne Dom La Nena, sous le nom de Birds On A Wire, recréent leurs versions du répertoire mondial de la chanson, du baroque à la pop, avec douze choristes de la Maîtrise de l’Opéra de Lyon et les arrangements de Mike Smith, collaborateur de Damon Albarn (5 juillet, Odéon). Le rappeur Abd Al Malik monte également sur scène avec sa compagne, la chanteuse Wallen, pour un spectacle intitulé L’Olivier – la chanson de 2004 qui l’a rendue célèbre – avec leurs musiques respectives et des textes de poètes et autres références (6 juillet, Grand Théâtre). 

De son côté, le grand Jean-Claude Vannier (à l’origine d’Histoire de Melody Nelson, de Serge Gainsbourg) rend, à 79 ans, un hommage à Georges Brassens (dont il a orchestré les chansons en 1974) avec une vingtaine de solistes dirigés par Vincent Deer-Damander et les voix, sur des textes de Brassens, de Fanny Cottençon, Richard Bohringer et Serge Valletti. En outre, Beer-Demander créera À la française, une œuvre orchestrée pour mandolines par Vannier lui-même (10 juillet, Odéon). Et l’Américain Andrew Bird quitte momentanément sa folk-pop dénudée pour interpréter ses chansons avec l’Orchestre national de Lyon, dirigé par Jonas Ehrler, et arrangements de Gabriel Kahane (12 juillet, Grand théâtre).

Ce n’est pas une création, mais une carte blanche, celle du saxophoniste libre Raphaël Imbert qui, en tant que directeur du conservatoire Pierre Barbizet de Marseille, invite toute une poignée d’artistes de sa ville de résidence, à commencer par le quintet Poetic Ways dont il fait partie. En première partie, Imbert se produira en quatuor dans le spectacle El cavretico, auquel participe la danseuse de flamenco et bien plus encore Ana Pérez (26 juillet, Odéon).

Thom Yorke avec The Smile et les Bad Seeds deux fois 

GOSHA RUBCHINSKIY | Nick Cave aux Nuits de Fourvière en 2013, lors de la tournée de son album Push the Sky Away
GOSHA RUBCHINSKIY | Nick Cave aux Nuits de Fourvière en 2013, lors de la tournée de son album Push the Sky Away

La liste des autres concerts est assez longue et on en souligne quelques-uns : Archie Shepp & Jason Moran avec Marion Rampal, Patti Smith, Juliette Armanet, Arlo Parks, Kate Tempest, Chilly Gonzales, Agnes Obel, Midnight Oil, Jacques Dutronc & Thomas Dutronc et trois nuits avec M (Matthieu Chedid). Et nous avons gardé deux têtes d’affiche de tournées internationales pour la fin. Le premier est le nouveau projet de Thom Yorke, The Smile, avec son collègue guitariste de Radiohead, Jonny Greenwood, et le batteur Tom Skinner du groupe de jazz futuriste Sons of Kemet. Leur premier album s’intitule A Light for Attracting Attention et est déjà sorti en version numérique, en attendant sa sortie physique le 17 juin. On peut dire qu’il s’agit d’une suite plus épurée et plus précise de Radiohead. Ils se produisent au Grand théâtre le 8 juin, avec le multi-instrumentaliste américain Robert Stillman en première partie.

La cerise sur le gâteau, ce sont deux concerts de Nick Cave & The Bad Seeds, les 6 et 7 juin. L’Australien prend la route pour donner vie en direct à son à nouveau excellent Carnage, de 2021, cette fois consigné avec son bras droit des Bad Seeds, le violoniste et homme à tout faire Warren Ellis. Nous faisons partie de ceux qui se sont convertis à la religion funèbre particulière de Cave, qui, au fil des années et des chocs de la vie, a gagné en sobriété mais aussi en intensité de composition et d’interprétation. On peut en témoigner sur la tournée Push the Sky Away de 2013, qui passait déjà par Fourvière. Si quelqu’un veut en savoir plus sur la façon dont Cave & Ellis travaillent, le documentaire d’Andrew Dominik This Much I Know to Be True vient de sortir, qui, avec l’apparition stellaire de Marianne Faithfull, raconte, comme Dominik l’avait fait avec Skeleton Tree (2016) dans un autre documentaire il y a six ans, la genèse de Ghosteen (2019) et du dernier Carnage. Entre un Molière et un Shakespeare, la voix possédé de Cave.

ARCHIVE | Affiche des Nuits de Fourvière 2022, avec une photographie de l'Américaine Natasha Wilson
ARCHIVE | Affiche des Nuits de Fourvière 2022, avec une photographie de l’Américaine Natasha Wilson

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