ABEL CUTILLAS. Années de fleurs à Paris, année de noix en Catalogne. Des centenaires s’enchaînent, comme une mélodie, se chevauchent et se rejoignent comme des bœufs labourant la terre pour éradiquer les mauvaises herbes et faire germer le fruit savoureux de la littérature. Cent cinquante ans après la naissance de Proust et deux cents après la naissance de Baudelaire l’année dernière, voici cent ans après la mort de Proust et cent après la naissance et cinquante après la mort de Gabriel Ferrater (1922-1972) qui vont ensemble.
À Paris, vingt-quatre mois consécutifs de célébrations, de publications et d’hommages à l’auteur de la Recherche, l’écrivain du siècle, le premier écrivain du pays, toujours pas accepté comme tel par ses propres concitoyens, qui lui préfèrent encore Victor Hugo, poète du martyre social, à l’aristocratie et aux clochers gothiques de la France d’avant la Grande Guerre, la vraie France. Malgré les résistances, l’œuvre de Proust s’épanouit enfin, libérée des psychologismes, des madeleines et de sentimentalité. Nous devrons en parler lorsque cette annus mirabilis sera terminée, mais nous avons déjà commencé à alerter dans l’article inaugural de ce site web. A l’ombre de ces fleurs, en revanche, l’année Baudelaire. Une année qui n’a pas servi, une année ratée qui nous laisse toujours un Baudelaire raté, qui devra attendre, comme le philosophe, cent ans de plus pour être compris.
Les faux avant-propos de Marina Porras
Année de noix en Catalogne, centenaire de Gabriel Ferrater. Ses fruits séchés, finalement, après des décennies à être rongés par fainéants et poètes, peuvent être donnés aux enfants. Une preuve supplémentaire qu’un écrivain laissé entre les mains des philologues et des exécuteurs testamentaires s’efface et disparaît, se gaspille sans être utilisé, et un écrivain doit être utilisé. Tant de recueils de poésie publiés prétendant Ferrater, poèmes oubliés et à oublier, et qui n’ont pas servi, ni modifié un état d’esprit ni détourné une vie erronée de son chemin. Désormais, grâce notamment à la fausse préface que Marina Porras lui a écrite dans son anthologie en catalan, Donar nous als nens (Comanegra, 2022), qui l’a définitivement soustrait à la domination puérile de la rime et du vers, Ferrater a cessé d’être le jouet des amateurs des lettres, culs de cafés dans sa ville de Reus et des écrivains espagnols de Barcelone. Et le mot important ici est définitivement.
Pour devenir auteur – c’était le rêve et le désir de Baudelaire, que désormais nous partageons tous sans savoir pourquoi -, Ferrater, cinquante ans après le suicide, s’est vu attribuer une fausse préface, profitant du centenaire et de l’inertie du moment. Et nous disons fausse préface parce que le texte que Marina Porras a écrit, tant en volume qu’en profondeur, se moque du reste des préfaciers de la collection et l’obligation de respecter le contrat et la page que ressentent les fonctionnaires de la littérature. Contre les petites ambitions du milieu, l’autrice du prologue a décidé, contre toutes et contre tous, de faire ce qui devait être fait, de mettre d’abord la vie, parce que la vie est sérieuse, comme l’a dit le consul de Sodome, dans le film sur le poète Gil de Biedma, alors qu’il était déjà trop tard.
La curatrice a déroulé tout Ferrater, et en premier lieu le Ferrater qui ne voulait pas être entendu, le Ferrater politique, le Ferrater qui savait parfaitement le mal qui s’emparait de la littérature du pays, le Ferrater qui savait parfaitement que la Catalogne est une pays occupé, à la honte des fausses amitiés qu’il a nouées au cours de sa vie et, jusqu’à l’année dernière, et à sa propre honte aussi. Elle a aussi cassé le petit espace qui lui avait été accordé et a lié oeuvre et vie. Ferrater ressuscité. Le pacte de la Transición espagnole est terminé. Nous avons récupéré un autre morceau du pays brisé. Il suffit parfois d’un livre ou d’une fausse préface pour que la magie qui fait entrer les pièces dans une figure se produise, car la figure est là.
Les sociétés littéraires catalane et française
Mais le bonheur n’est pas complet de part et d’autre des Pyrénées, qui ne séparent rien. Peu de choses peuvent être sauvées du Baudelaire raté que la France nous a présenté à l’occasion de son bicentenaire. Principalement, le livre de Jean-Claude Mathieu, Les Fleurs du Mal : la résonance de la vie (Éditions Corti, 2020) une étude monumentale, vers par vers, sur les thèmes et des fonctions du poème de Baudelaire. Peut-être aussi le Charles Baudelaire de La Passion des images (Gallimard, 2021), un ouvrage cadeau qui présente le rapport de l’auteur à l’art à travers des textes et des tableaux. Et sûrement quelques aspects de l’exposition que lui a consacré la Bibliothèque nationale de France, montrant la centralité, l’importance et les relations de l’auteur avant qu’il ne décide de devenir un poète maudit, et de nous rendre tous maudits avec lui.
L’exercice d’extraction du domaine lyrique que la Catalogne a réalisé avec Ferrater, personne ici n’a eu le courage de le faire avec Baudelaire, parce que le pays n’est pas encore prêt à le séparer de sa caricature. Il y a une tâche magnifique en suspens, qui consiste à amplifier l’auteur de Les Fleurs du mal et à faire voir que l’environnement du poème est immense et que la profondeur de l’œuvre est celle d’un siècle que nous avons voulu oublier, comme montre le magnifique La Folie Baudelaire de Roberto Calasso et l’impressionnant Le XIXe siècle à travers les âges de Philippe Muray, matériaux que j’ai utilisés pour leur donner une continuité dans le livre Sostres. Baudelaire. Correspondances, mais je viens de l’étranger et je n’ai que ce que je porte, et Paris n’est pas encore prête.
La différence entre les années Baudelaire et Ferrater est un symptôme qui montre que la société littéraire catalane est plus avancée que la française. Ce n’est pas visible si vous n’observez que les fourgons-frein là-bas et ici, pleins de bétail allant à l’abattoir de l’oubli et de l’inutilité pendant qu’ils respirent les odeurs les uns des autres, mais c’est évident si on regarde les fers de lance. Le gâchis du centenaire de Baudelaire, la disparition de Houellebecq, la reproduction automatique de la pensée et de la littérature des maîtres anciens chez des auteurs prétendument rénovateurs comme Joseph Andras ou Camille de Toledo sont la preuve de ce que j’essaie d’exposer.
La littérature française est encore cloîtrée dans les formes de la seconde moitié du XXe siècle, où le satanisme de Baudelaire n’a toujours pas sa place et où Proust, il y a deux jours encore, ne l’avait non plus. La culture catalane, en revanche, commence à s’affranchir et marche résolument vers l’inconnu. C’est pourquoi le passé prend forme plus tôt à Barcelone qu’à Paris, et annonce mieux le futur à venir, un futur inattendu que nous ne voulions pas prévoir.
Une culture fonctionne et avance à la façon d’une demande qui n’a pas encore été formulée. Personne n’a exigé que Ferrater mette sur la table toutes les insuffisances du système littéraire catalan. Personne n’a demandé que Proust soit sorti de la boîte à souvenirs. Nul ne demande que l’on arrose à nouveau l’époque et le sol fertile d’où sont sorties les fleurs du mal de Charles Baudelaire. Mais les choses n’arrivent pas par hasard.
Le monde qui vient n’est pas encore arrivé à Paris, ville protégée par la mémoire du XXe siècle, mais il suppure déjà dans les rues de Barcelone, la ville la plus sans défense et la plus ruinée du siècle dernier. Une ville carré et insignifiante où tout est plus clair et arrive plus vite, alors que personne n’est encore prêt. Ferrater ressuscité, cent ans plus jeune que Baudelaire, qui attend dans la catacombe, comme un animal acculé, car les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs et pendant qu’ils souffrent ils préparent leur vengeance contre ceux qui les ont enterrés. Celle de Ferrater commence à être servi, celle de Proust annoncé, celle de Baudelaire arrivera avec une violence méritée et terrifiante. Nous ne savons pas quand, nous pouvons attendre encore cent ans si nécessaire.
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